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perçue ; l’auditoire trouve à peine le temps de deviner qu’une surprise lui était ménagée, — et il devient par conséquent inutile de viser à l’étonner.

Sur la plateforme de l’omnibus, j’avais l’habitude de raconter aux voyageurs une histoire nègre de revenants, et je laissais une pause juste à l’endroit le plus palpitant, à la fin ; cette pause était la partie la plus importante de toute l’histoire. Si je m’arrêtais le temps voulu, je pouvais précipiter la fin, de manière à faire tressauter une jeune personne impressionnable, à lui faire pousser un petit cri. C’était là mon but.

Cette histoire s’appelait « Le Bras d’or » et se racontait ainsi : Essayez-le vous-même, cherchez bien la pause, et placez-la comme il convient.


LE BRAS D’OR

Il y avait un jour un homme prodigieusement avare qui vivait dans la prairie, tout seul avec lui-même ; excepté qu’il avait une femme. Elle vint à mourir, il l’emporta, la descendit dans la prairie et l’enterra. Elle portait au bras une chaine d’or, d’or de bonne qualité. Avare et chiche comme il l’était, il ne put dormir cette nuit-là car son désir de prendre cette chaîne le tenait éveillé.

Quand sonna minuit, il n’y pouvait plus tenir ; il se leva, se munit de sa lanterne, et sortit malgré la tempête, déterra sa femme et prit la fameuse chaine ; puis il baissa la tête, pour éviter le vent, et continua à enfoncer dans la neige épaisse.

Subitement il s’arrêta (ceci demande une pause énorme, un tressaillement d’effroi et une attitude attentive) et il dit : « Ma lanterne, qu’est-ce que c’est ? »

Et il écoutait, et il écoutait, et le vent disait (il faut ici serrer les dents pour imiter le gémissement et le sifflement du vent) « b. z. z. z. » — Il retourna à la tombe et entendit une voix, une voix qui se mêlait au vent et qu’on pouvait à peine distinguer : B. z. z. z. Qui a pris mon bras d’or ? Z. Z. Z. Qui a pris mon bras d’or ? (ici, il faut commencer à trembler violemment).

Et il se mit à trembler, à frissonner, disant : « Oh ! la la ! ma lant… » et le vent souffla la lanterne ; la neige et le grésil lui fouettaient la figure, il commença à marcher à quatre pattes à demi mort ; bientôt il entendit de nouveau la voix (ici, une pause) qui le poursuivait : « B. z. z. z. Qui a pris mon bras d’or ? »

Quand il arriva à la prairie, il l’entendait encore ; plus près de lui maintenant, elle allait et venait dans obscurité (imitez de nouveau le bruit de la voix et du vent)

Quand il arriva chez lui, il monta l’escalier précipitamment, sauta dans son lit, se cachant la tête et les oreilles, se pelotonna tout frissonnant et tremblant, mais il entendait encore la voix devant la porte. Bientôt il entendit (ici, pause de terreur, attitude attentive) : pat. pat. pat. ; elle montait l’escalier. Le loquet grinça ; elle entra dans la chambre. !

Alors, il sentit qu’elle était près du lit (pause), qu’elle se penchait sur lui ; et il pouvait à peine retenir son souffle. Il lui sembla que quelque chose de glacial descendait le long de sa tête (pause).

La voix disait à son oreille : « Qui a pris mon bras d’or ? » Ici, il faut prendre un ton plaintif et plein de reproches ; puis, fixer avec instance l’auditeur le plus éloigné, de préférence une jeune fille, et donner à cette impression de terreur le temps de se répandre au milieu du grand silence. Lorsque cette pause a atteint la longueur voulue, il faut sauter prestement sur la jeune personne et lui crier : « C’est vous qui l’avez pris ! »

Si la pause est bien calculée, la jeune fille tressaillira et poussera un petit cri ; mais il faut une pause bien étudiée ; et c’est ce qu’il y a de plus difficile, de plus embarrassant et de plus problématique.

Mark Twain
(Trad. Fr. de Gails).