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LA MONTAGNE D’HIVER

escarpée et dangereuse surplombant le vide qui vous serre le cœur. Ce vide représentait toutes ces années qui lui restaient à vivre. Qu’en ferait-elle ? Elle les regardait s’allonger creuses et lourdes à la fois, douloureuses et dénuées de tout intérêt. Rien ne la tentait plus. Rien. De la vie, elle ne découvrait plus que l’insatisfaction permanente, la chaîne des déceptions. Tout vous échappait constamment. Vous n’étiez maître de rien. Les beaux jours étaient rares et fugaces. Jamais on ne jouissait totalement des petits et grands bonheurs humains, parce qu’une hâte perpétuelle vous poussait, cette hâte que présentement Madeleine ne ressentait même plus. C’était encore plus terrible. Comme si elle était devenue vieille, au bout de la course, diminuée, ne pouvant plus goûter les choses qu’elle avait aimées, et cependant condamnée à vivre indéfiniment.

Elle enviait Jean, au fond. Il en avait fini, lui. Comment le hasard avait-il voulu qu’elle ne fût pas avec lui, ce jour-là ? Elle avait eu l’intention de l’accompagner. Il se rendait à Senneville pour soigner un malade. L’après-midi d’octobre était merveilleux. La promenade la tentait. Les arbres, sur cette route de Sainte-Geneviève, étaient si beaux avant la chute des feuilles. Des frondaisons rouges, cuivrées, jaunes, dans l’entrelacs desquelles paraissait le ciel très bleu. En attendant son mari, elle irait contempler l’eau d’automne, immobile et d’une luisance extraordinaire. Elle reviendrait de sa promenade les bras remplis de feuilles écarlates.

Le midi, Jean avait mangé comme d’habitude, presque sans parler. Souffrait-il de ses silences, comme elle en souffrait ? Il avait levé les yeux sans sourire, venant de loin, lorsqu’elle lui avait dit :

— Il fait si beau, j’ai envie d’aller avec toi à Senneville…