à travers les lames. Deux fois de suite, comme devenu aveugle ou las de vivre, il piqua délibérément du nez au plein d’une grosse vague qui balaya le pont d’un bout à l’autre. Comme le fit observer le maître sur un ton de contrariété marquée, tandis que nous pataugions en corps à la poursuite d’un baquet de lessive quelconque : « Chaque sacré bibelot à bord va fiche le camp à la mer ce tantôt. » Le vénérable Singleton rompit son silence coutumier pour prononcer, les yeux levés vers le gréement : « Le vieux est fâché contre le temps, mais ça ne sert à rien de se mettre en colère avec les vents du ciel. » Jimmy avait fermé sa porte, naturellement. Nous le savions au sec et à l’aise dans sa petite cabine et cette assurance, en notre absurde déraison, nous emplissait tour à tour de plaisir et d’exaspération. Donkin, sans pudeur, se dérobait à la besogne, inquiet et lamentable. Il grognait : « Faut se faire périr de froid dehors en loques trempées, tandis que ce biffin noir se pagnotte sur un sacré coffre plein de chouettes habits, Dieu damne son âme noire ! » Nous ne faisions pas attention, à peine si nous donnions une pensée à Jimmy et sa camarade. Il n’y avait pas de temps à perdre à l’oisive tâche de sonder les cœurs. Le vent emportait des voiles. Des arrimages cédaient. Grelottants et trempés, nous nous faisions rouler d’un bout à l’autre du pont pendant que nous tâchions de réparer les avaries. Le navire furieusement secoué dansait, comme un jouet dans la main d’un fou. Le soleil se couchait juste quand il fallut nous précipiter pour réduire la voilure devant la menace d’un nuage sinistre chargé de grêle. Brutalement le grain s’abattit, comme un coup de poing. Le navire soulagé à temps de sa toile le reçut avec courage ; il céda lentement, à la violence de l’assaut ; puis se relevant d’un balancement majestueux et irrésistible, ramena ses
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