Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/80

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pesantes vergues, empoignant les filins trempés, ahanant et soufflant, tandis que leurs officiers revêches et ruisselants de pluie les harcelaient sans fin de leurs voix lassées. Pendant les courts répits, ils regardaient avec dégoût les paumes à vif de leurs mains gourdes, et s’entre-demandaient amèrement : « Qui serait matelot s’il pouvait planter des choux ? » Les caractères se gâtaient ; personne qui tînt compte des choses qu’il disait. Une nuit noire que les hommes de quart, haletants de chaleur et mi-noyés de pluie, venaient, pendant quatre mortelles heures, de se faire traquer de bras en boulines, Belfast déclara qu’il lâcherait la mer pour toujours et embarquerait sur un steamer. Propos excessif, sans doute. Le capitaine Allistoun, toujours maître de lui, murmurait tristement à M. Baker : « Ce n’est pas si mal, pas si mal », chaque fois qu’il était parvenu, à force de ruses et de manœuvres, à tirer de son bon navire soixante milles de route dans les vingt-quatre heures. Du seuil de la petite cabine, Jimmy, le menton dans la main, suivait notre aride labeur, d’un œil insolent et mélancolique. Nous lui parlions avec douceur, quitte à échanger après d’aigres sourires.

Puis de nouveau, avec vent propice et sous un ciel clair, le navire recommença d’additionner les latitudes australes. Il passa au large de Madagascar et de Maurice sans apercevoir terre. On doubla l’amarrage des espars de rechange. On visita les sabords. À ses moments perdus, le steward, d’un air soucieux, essayait d’adapter des pavois aux portes des cabines. Des toiles solides furent enverguées avec soin. Vers l’ouest, des yeux anxieux cherchaient déjà le cap des Tempêtes. Le Narcisse se mit à piquer du nez dans une houle du sud-ouest, et le ciel doucement lumineux des basses latitudes prit, jour par jour, au-dessus de nos têtes, une patine plus dure : haute voûte arrondis-