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l’incident à voix basse. D’aucuns exultaient avec des rires étouffés. Wamibo, au sortir de périodes prolongées d’hébétude et de rêverie, ébaucha des sourires mort-nés, et l’un des jeunes Scandinaves, bourrelé par le doute, eut l’audace, pendant le quart de six à huit, d’aborder Singleton (le vieux ne nous encourageait guère à lui adresser la parole) et de lui demander niaisement :

— Vous croyez qu’il va mourir ?

Singleton leva la tête :

— Sûr qu’il mourra, répondit-il délibérément.

Cela parut décisif. Celui qui avait consulté l’oracle en fit part à tous sans délai. Timide et pressé, il arrivait sur chacun et l’œil détourné récitait sa formule :

— Le vieux Singleton dit qu’il mourra.

Soulagement immense ! Nous savions enfin que notre compassion ne tombant pas à faux, nous pouvions de nouveau sourire sans arrière-pensée. Mais nous comptions sans Donkin. Donkin ne s’en faisait pas imposer par « ces sales étrangers ». Il répondit d’une voix mauvaise :

— Toi aussi tu claqueras, tête de Boche ! Faudrait que vous claquiez tous, vous autres Boches, au lieu de venir rafler notre auber pour l’emporter dans votre crève-la-faim de pays ?

Nous fûmes consternés. Après tout, il fallait bien s’en rendre compte, la réponse de Singleton ne signifiait rien. Nous nous mîmes à le haïr de s’être moqué de nous. Toutes nos certitudes flanchaient : nos rapports avec nos officiers se tendaient tous les jours ; le coq, de guerre lasse, nous abandonnait à notre perdition ; nous avions entendu le maître d’équipage nous traiter de tas de femmelettes. Au moindre tournant de notre humble vie surgissait Jimmy, hautain et barrant la route, au bras de sa com-