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se faire guérir, ou enterrer ? Mais quoi, si j’avais une chance d’en réchapper, vous me la voleriez, vous autres. Vous me ficheriez du poison. Voyez ce que vous m’avez donné là !

Nous le servions dans son lit, avec rage et humilité, tels les vils courtisans d’un prince détesté ; il nous payait de ses critiques irréconciliables. Il avait découvert le ressort fondamental de l’imbécillité humaine ; il tenait le secret de la vie, ce maudit moribond, et s’était rendu maître de chaque moment de notre existence. Réduits au désespoir, nous demeurions soumis. L’impulsif petit Belfast était toujours à mi-chemin entre des voies de fait et un accès de larmes. Un soir, il confiait à Archie :

— Pour un sou, je la lui casserai, sa vilaine gueule noire de sale carottier.

Archie, cœur loyal, faisait semblant de se scandaliser ! Tant pesait l’infernal maléfice jeté par ce nègre de hasard sur notre fortitude ingénue !

Mais le même soir, Belfast volait dans la cuisine la tarte aux fruits de la table des officiers, afin de réveiller l’appétit blasé de Jimmy. C’était mettre en péril non seulement sa longue amitié avec le coq, mais aussi, paraît-il, son salut éternel. Le coq en fut atterré de douleur ; sans connaître le coupable, c’en était déjà trop de savoir le mal florissant et Satan déchaîné parmi ces hommes qu’il regardait en quelque sorte comme sous sa direction spirituelle. Il lui suffisait d’en voir trois ou quatre groupés pour quitter ses fourneaux et accourir un prêche aux lèvres. Nous le fuyions et Charley seul (qui connaissait le voleur) affrontait le coq d’un œil candide dont s’irritait cet homme de bien.

— C’est toi, je m’en doute, geignait-il, lamentable, un placard de suie au menton. C’est toi. Tu sens le fagot.