Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/220

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cabestans hydrauliques se mirent à tourner tout seuls, animés par une magie mystérieuse et suspecte. Le navire s’avança le long d’une étroite allée d’eau, entre deux murs bas de granit, et des hommes le retenaient avec des cordes, marchant à sa hauteur sur les larges dalles. Un groupe impatient attendait de part et d’autre du pont disparu ; débardeurs en casquettes, citadins à face jaune sous des hauts de forme ; deux femmes en cheveux ; enfants loqueteux, fascinés, aux yeux grands ouverts. Une carriole, arrivant au trot cahoté de son bidet, fit halte brusquement. Une des femmes cria au navire silencieux : « Hallo, Jack ! » sans regarder personne en particulier, et tous levèrent les yeux vers elle de la pointe du gaillard d’avant.

— Attention ! En arrière ! Gare au câble ! crièrent les radoubeurs pliés sur les bornes de pierre.

La foule murmura, piétina sur place.

— Largue les amarres de hanche ! Largue ! entonna un vieux aux joues rougeaudes, debout sur le quai. Les aussières tombèrent dans l’eau lourdement, éclaboussant la coque, et le Narcisse entra dans le bassin.

Les berges de pierre s’en allaient de droite et de gauche, en lignes droites, en fermant un miroir sombre et rectangulaire. Des murs de brique montaient haut, au-dessus de l’eau, murs sans âme, écarquillant des centaines de fenêtres aussi troubles et mornes que des yeux de brutes repues. A leur pied, de monstreuses grues d’acier, dont les longs cous balançaient des chaînes, suspendaient des crocs à l’aspect féroce au-dessus de ponts de navires inanimés. Un bruit de roues sur le pavé, le heurt sourd de corps pesants qui tombent, le cliquetis de treuils enfiévrés, le grincement de chaînes forcées flottait dans l’air. Entre les bâtisses hautes, la poussière de tous les