Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/113

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dait, le vent les emportait à même des lèvres roides. Quelques-uns se plaignaient à mi-voix de ne plus « se sentir au-dessous de la ceinture », et ceux qui tenaient les yeux clos s’imaginaient porter un bloc de glace sur la poitrine. D’autres, alarmés de ne pas éprouver de souffrances dans les doigts, battaient le pont faiblement de leurs mains, obstinés et fourbus. Wamibo regardait devant lui d’un œil vide plein de rêves. Les Scandinaves continuaient à marmotter des mots sans suite entre leurs dents claquantes. Les Écossais, à force de détermination, s’acharnaient à tenir immobiles leur mâchoire inférieure. Les gars d’Ouest gisaient vastes et massifs derrière l’invulnérable rempart d’un silence de brutes. Un homme bâillait et jurait alternativement. Un autre haletait, un râle dans la gorge. Deux vieux loups de mer endurcis, attachés côte à côte, se chuchotaient lugubrement des récits au sujet de certaine patronne de boarding house, à Sunderland, qu’ils connaissaient tous deux. Ils exaltaient son cœur de mère et sa libéralité ; ils essayaient de causer du rôti de bœuf et du grand feu qu’on voyait dans la cuisine basse. Les mots défaillants expiraient sur leurs lèvres en légers soupirs. Une voix, tout à coup, cria dans la nuit froide : « Ah ! Dieu ! » Personne ne changea de position ni ne prit garde à ce cri. Un homme ou deux passèrent la main sur leur visage d’un geste vague et répété, mais la plupart restèrent sans bouger du tout. Dans l’immobilité transie de leurs corps, ils étaient excessivement fatigués par la fuite de leurs pensées qui se pourchassaient avec une hâte et une vivacité de rêves. Parfois, abrupte et inopinée, une exclamation répondait à l’appel falot de quelque illusion ; puis, calmés, en silence, ils contemplaient de nouveau le spectacle des visages connus et des objets familiers. Ils se remémoraient les