Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/107

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très lourd, mais il eût pesé une tonne que nous ne l’aurions pas trouvé plus difficile à manier. Il passait littéralement de main en main. De temps à autre il nous fallait le suspendre à quelque cabillot opportun pour souffler et reformer la chaîne. Le cabillot brisé, l’homme s’en fût allé à tout jamais sous l’océan Austral, mais c’était une chance qu’il lui fallait courir ; après un temps il parut s’en aviser, gémit sourdement, et avec grand effort prononça quelques paroles. Nous écoutâmes avidement. Il nous reprochait la négligence qui l’exposait à des risques pareils :

— A présent que je me suis sorti de là… murmura-t-il faiblement.

Là, c’était sa cabine. C’est lui qui s’en était sorti. Nous n’y étions pour rien apparemment !… N’importe… Nous continuâmes, lui laissant subir les aléas inévitables, mais simplement parce que nous n’y pouvions rien ; car nous avions beau, dans cette minute, le haïr plus que jamais — plus que tout au monde — nous ne voulions pas le perdre. Jusqu’alors, vaille que vaille, nous l’avions sauvé, cela devenait affaire personnelle entre la mer et nous. Nous comptions ne l’abandonner point. Nous aurions — folle hypothèse — dépensé autant d’effort et de peine pour un baril vide que ce baril nous fût devenu aussi précieux que Jimmy. Plus précieux, au fait, car nous n’aurions eu nul motif de haïr le baril. Et nous haïssions James Wait. Nous ne pouvions écarter le monstrueux soupçon que ce nègre inouï simulait son mal, acharné dans son imposture à la face de notre labeur, de notre mépris, de notre patience, et maintenant de notre dévouement, que dis-je, de la mort même ! Quelque imparfait et vague qu’il demeurât, notre sens moral se soulevait de dégoût devant la vilenie d’un mensonge aussi lâche. Mais l’homme s’y obstinait bravement — invraisemblable-