Page:Le Monde slave, revue mensuelle, 1938-04.djvu/402

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dans lequel il reconnut non sans effroi Akaki Akakiévitch ; sa face d’une blancheur de neige avait une expression cadavérique. L’effroi du personnage important dépassa toutes limites quand le mort entrouvrit la bouche dans un rictus et, lui soufflant au visage une odeur sépulcrale, prononça ces paroles :

— Ah ! Ah ! te voilà, je puis enfin te prendre au collet ! C’est ton manteau qu’il me faut. Tu n’as pas voulu, n’est-ce pas, faire rechercher le mien, tu m’as même savonné la tête ! Eh bien, maintenant, n’est-ce pas, donne-moi le tien.

Le malheureux personnage important faillit trépasser de frayeur. D’ordinaire il se montrait très ferme… envers ses subordonnés et tous ses inférieurs en général ; son aspect martial faisait dire à tout le monde : « Oh, oh, quel caractère ! » Mais cette nuit-là, semblable en ceci à nombre de gens bâtis en hercules, il céda à une si furieuse épouvante que, non sans raison, il y vit le prélude d’une grave maladie. Il jeta lui-même son manteau loin de lui et cria au cocher d’une voix éperdue :

— À la maison !… Au galop !…

À ces mots prononcés sur un ton qu’on n’emploie qu’aux instants décisifs et qu’accompagnent bien souvent des gestes encore plus décisifs, le cocher crut bon, pour plus de sûreté, de rentrer sa tête dans ses épaules ; puis, à grands coups de fouet, il lança son cheval à fond de train.

Quelque six minutes plus tard, l’important personnage se retrouvait chez lui, et non point chez Caroline Ivanovna. Sans manteau, livide, effaré, il se traîna jusqu’à sa chambre, où il passa une nuit fort agitée, si bien que le lendemain, pendant le petit déjeuner, sa fille lui dit de sa voix ingénue :

— Comme tu es pâle, aujourd’hui, papa !

Mais papa ne répondit rien. Il n’eut garde de raconter à personne ni où il était allé, ni où il avait eu la tentation d’aller, ni encore moins ce qui lui était advenu en chemin.