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des beaux quartiers, et par conséquent très loin d’Akaki Akakiévitch. Celui-ci dut suivre tout d’abord quelques rues sombres et quasi désertes fort parcimonieusement éclairées ; mais, à mesure qu’il approchait du but, l’animation se faisait plus vive et l’éclairage plus brillant. Parmi les passants, dont le nombre augmentait sans cesse, apparurent des dames élégamment vêtues et des messieurs à cols de castor. Les menus traîneaux de bois treillage, tout bardés de clous dorés, cédèrent bientôt la place à de superbes équipages : hauts traîneaux vernis, protégés par une peau d’ours et conduits par des cochers à bonnet de velours framboise ; riches landaus à sièges ornementés qui faisaient grincer la neige sous leurs roues. Akaki Akakiévitch considérait toutes ces choses comme s’il les voyait pour la première fois, car depuis de longues années, il ne sortait plus le soir. Un tableau exposé dans une vitrine illuminée retint longuement son attention : une jolie femme enlevait son soulier, découvrant ainsi une jambe faite au tour, tandis qu’à travers la porte entrebâillée derrière elle, un monsieur portant royale et favoris jetait des regards indiscrets. Akaki Akakiévitch hocha la tête, sourit et poursuivit son chemin. Que signifiait ce sourire ? Avait-il eu la révélation d’une chose qu’il ignorait, mais dont le vague instinct sommeille pourtant en chacun de nous ? S’était-il dit, comme tant de ses collègues : « Ah ! ces Français, il n’y a pas à dire, quand ils s’y mettent, … alors, n’est-ce pas, … c’est vraiment… tout à fait… » Il se peut aussi que notre héros n’ait pensé à rien de semblable : on ne saurait scruter l’âme humaine jusque dans son tréfonds et deviner tout ce qui s’y passe. Il atteignit enfin la demeure du sous-chef de bureau, lequel à coup sûr vivait sur un grand pied, car son appartement occupait le second étage et il y avait une lanterne dans l’escalier.