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il s’en prenait à l’obscurité et au fil lui-même, qu’il gourmandait à mi-voix : « Entreras-tu, à la fin, salaud ! M’as-tu assez fait enrager, maudit ! » Akaki Akakiévitch fut fort marri de trouver Pétrovitch en colère ; il aimait passer ses commandes au tailleur lorsque celui-ci était légèrement éméché, ou, comme disait sa femme, lorsque « ce diable de borgne s’en était fourré plein la lampe ».

Dans cet état, en effet, Pétrovitch se montrait coulant, accordait des rabais, se confondait en remerciements. Sa femme, il est vrai, venait ensuite pleurnicher auprès des pratiques, en leur assurant que son ivrogne de mari leur avait fait un prix vraiment trop bas ; alors on en était quitte si l’on octroyait une pièce de dix kopeks en supplément. Maintenant, au contraire, Pétrovitch semblait à jeun, par conséquent brusque, intraitable, enclin à exiger des prix fabuleux. Akaki Akakiévitch le comprit aussitôt et voulut s’esquiver ; mais il était trop tard : Pétrovitch le fixait déjà de son œil unique. Akaki Akakiévitch proféra involontairement :

— Bonjour, Pétrovitch !

— Je vous souhaite le bonjour, monsieur, répliqua Pétrovitch en reportant son regard sur les mains de son visiteur pour voir de quelles dépouilles elles étaient chargées.

— Eh bien, voilà, Pétrovitch, n’est-ce pas…

Il faut savoir qu’Akaki Akakiévitch s’exprimait le plus souvent au moyen d’adverbes, de prépositions, voire de particules absolument dépourvues de sens. Dans les cas embarrassants, il ne terminait pas ses phrases, et fort souvent, après avoir commencé un discours de ce genre : « C’est vraiment tout à fait… n’est-ce pas… », il s’arrêtait court et croyait avoir tout dit.

— Qu’y a-t-il ? » demanda Pétrovitch en inspectant de son œil unique le veston d’Akaki Akakiévitch depuis le col jusqu’aux manches, sans omettre le dos, les basques, les boutonnières, toutes choses qu’il connaissait d’ailleurs fort bien,