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courant à travers cinq ou six rues le vestibule du ministère pour y battre la semelle jusqu’au moment où seront dégelées les facultés nécessaires à l’accomplissement de leurs devoirs professionnels. Depuis quelque temps, Akaki Akakiévitch avait beau franchir en courant la fatale distance, il se sentait tout transi, particulièrement au dos et aux épaules. Il en vint à se demander si ce n’était point par hasard la faute de son manteau. Il l’examina chez lui, à loisir, et découvrit qu’en deux ou trois endroits, précisément au dos et aux épaules, le drap avait pris la transparence de la gaze, et que la doublure avait à peu près disparu. Il faut savoir que le pardessus d’Akaki Akakiévitch alimentait aussi les sarcasmes de son bureau ; on lui avait même enlevé le noble nom de manteau pour le traiter dédaigneusement de « capote ». De fait, le vêtement avait un aspect plutôt bizarre : son col diminuait d’année en année, car il servait à rapiécer les autres parties. Le rapiéçage ne mettait pas en valeur les talents du tailleur ; l’ensemble était lourd et fort laid. Akaki Akakiévitch comprit qu’il lui faudrait porter son manteau au tailleur Pétrovitch, qui travaillait en chambre au troisième étage d’un escalier de service et qui, malgré un œil bigle et un visage grêlé, réparait assez habilement les habits et pantalons d’uniformes, même les habits civils, à condition, bien entendu, qu’il fût à jeun et n’eût point d’autre fantaisie en tête. Certes, il siérait de ne pas s’étendre sur ce tailleur ; mais comme on a pris l’habitude dans les romans de ne laisser dans l’ombre aucun caractère, attaquons-nous donc à ce personnage. Il ne devint Pétrovitch qu’après son affranchissement[1], lorsqu’il eut accoutumé de s’enivrer, d’abord aux grandes fêtes, puis à toutes celles que le calendrier marque d’une croix. Sous ce rapport, il observait

  1. Jusqu’alors, on l’appelait par son prénom, que Gogol n’indique d’ailleurs pas ; il porte maintenant son nom patronymique, ce qui implique un certain respect affectueux ou condescendant ; mais il n’a pas encore droit à la double appellation — M.