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décidément un coup du sort ; dans ces conditions, mieux vaut lui donner le nom de son père. Le père s’appelait Acace ; que le fils s’appelle aussi Acace. » Voilà pourquoi notre héros se prénommait Akaki Akakiévitch. On baptisa l’enfant, qui se prit à pleurer et à grimacer comme s’il pressentait qu’il serait un jour conseiller titulaire. C’est ainsi que les choses se passèrent. Nous avons donné ces détails pour que le lecteur puisse se convaincre que la nécessité seule dicta ce prénom[1].


Personne ne se rappelait à quelle époque Akaki Akakiévitch était entré au ministère et qui l’y avait recommandé. Les directeurs, les chefs de division, les chefs de service et autres avaient beau changer, on le voyait toujours à la même place, dans la même attitude, occupé à la même besogne d’expéditionnaire, si bien que par la suite on prétendit qu’il était venu au monde en uniforme et le crâne dénudé. On ne lui témoignait aucune considération. Loin de se lever sur son passage, les huissiers ne prêtaient pas plus d’attention à son approche qu’au vol d’une mouche. Ses supérieurs le traitaient avec une froideur despotique. Le premier sous-chef venu lui jetait des paperasses sous le nez sans même prendre la peine de dire : « Ayez l’obligeance de copier ça », ou : « Voilà un petit dossier fameux », ainsi qu’il se pratique entre bureaucrates bien élevés. Sans un regard pour la personne qui lui imposait cette tâche, sans se préoccuper si elle avait le droit de le faire, Akaki Akakiévitch considérait un instant le document, puis se mettait en devoir de le copier. Ses jeunes collègues épuisaient sur lui l’arsenal des plaisanteries en cours dans les bureaux. Ils racontaient en sa présence toutes sortes d’historiettes inventées sur son compte ; ils prétendaient qu’il endurait les sévices de sa logeuse, vieille femme de soixante-dix ans, et lui demandaient quand il l’épouserait ; ils lui versaient sur la tête des

  1. Gogol a toujours une prédilection pour les prénoms rares. Tous les saints cités ici figurent d’ailleurs au Dictionnaire d’Hagiographie de Dom Baudot — (M.)