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bonne heure l’après-midi ; on avait voulu ainsi ménager les forces du vieux Walt, « Old Walt », comme l’appelaient ses familiers. Je n’oublierai jamais notre longue attente dans cet immense théâtre glacial, à peine éclairé, sentant le moisi, ni ce public clairsemé de dévots dont les chuchotements rendaient plus sensibles le silence intérieur et le brouhaha assourdi du dehors.

Dehors ! Sous le pétillement du soleil, nous nous doutions que les hommes éphémères couraient à leurs affaires, que les câbles du téléphone et du télégraphe follement vibraient, que les rois de la finance et de l’industrie, tapis au fond de leurs bureaux, troublaient ou apaisaient la vie du monde. Nous entendions, dominant le bruit de la foule, les sonneries impatientes des tramways, le trépidant tonnerre du métropolitain roulant sur sa charpente de fer, et, au loin, l’immense mugissement des paquebots qui brassaient les eaux limoneuses de l’Hudson et de l’East River. Vains bruits ! Ridicule agitation ! Soucis d’un jour ! Nous savions que dans ce théâtre froid, silencieux et obscur, nous allions entendre une pauvre voix faible et chevrotante de vieillard, une voix que la foule n’entendait pas parce qu’elle ne prenait pas la peine de l’écouter, la voix du prophète qui marche au-devant de sa race et au delà de son époque. Nous allions, en un mot, entendre le verbe qui plie à son rythme l’histoire de l’avenir, le Chant lyrique de la sainte Démocratie.

Walt Whitman ! Le voici, à moitié paralysé, pouvant à peine marcher, s’appuyant de la main droite sur une canne et pesant du coude gauche sur le bras du poète Stedman. Avec l’aide de son ami il s’installa dans un grand fauteuil, devant des papiers dont il se servait à peine, se laissant aller au cours d’une lente improvisation. Et combien ce fut émouvant ! Il raconta la mort de Lincoln tout naïvement, tout simplement, comme si l’événement avait eu lieu la veille. Pas un mouvement oratoire, pas un haussement de voix. J’y fus, telle chose m’advint. Et ce récit fut aussi empoignant que les rapports des messagers dans les tragédies d’Eschyle. Rien ne m’a mieux prouvé que l’éloquence ne consiste que dans l’émotion et la sincérité de l’orateur.