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nait mie à sa parole. Nous cherchâmes donc Verlaine dans ses repaires habituels du Quartier Latin. Nous le trouvâmes enfin, en compagnie de l’affreuse Eugénie Krantz, chez un marchand de vins de la place Saint-Michel. Il portait un cache-nez qui lui montait jusqu’à la bouche et un grand chapeau de feutre mou qu’il avait rabattu sur son front. Edmund Gosse ne pouvait donc voir de sa physionomie que le nez et les yeux.

Verlaine se montra plein de dignité, malgré les rhums à l’eau qu’il avait déjà absorbés. Il tenta même de parler anglais. Or je le soupçonne d’avoir su encore moins d’anglais que le bon Mallarmé. Quoiqu’il en fût, la seule phrase qu’il parvint à sortir, et qu’il répéta à satiété, fut : « Shakespeare, he is a man ! » Et encore avait-il un bizarre accent écossais. J’eus une furieuse envie de répondre à la manière incohérente des lexiques de conversation : « And Racine, he is not a woman ! »

Gosse, qui est un charmeur, amadoua vite le vieux faune, mais de temps en temps il me soufflait : « Je n’ai pas vu son crâne ! Je veux voir son crâne ! » Aussi, à chaque fois que Verlaine revenait à Shakespeare, j’insinuais : « N’est-ce pas, maître, chapeau bas devant lui ! » et j’appuyais du geste mon invite. Mais il n’en rabattait que davantage son vieux chapeau sur les sourcils et Gosse dut partir sans avoir vu le crâne de Verlaine.

Je viens de parler des conférences de Verlaine en Angleterre. Son odyssée vaut la peine d’être racontée. Robert Sherard, le biographe bien connu d’Oscar Wilde, et Arthur Symons, le poète londonien, avaient été chargés, l’un de recevoir Verlaine à Charing Cross, l’autre de l’expédier de Paris. Sherard donc, après avoir fait dîner Verlaine sans excès de boisson, l’installa dans le rapide de nuit Paris-Calais en le recommandant comme un enfant au chef de train. Puis il alla se coucher, la conscience tranquille, après avoir annoncé par télégramme à Symons le départ de Verlaine. La mauvaise chance voulut qu’une tempête effroyable sévît cette nuit-là sur la Manche. La malle ne put partir. Verlaine passa donc sa nuit au buffet de Calais, mais bien sagement, sans faire de bêtises. Symons, qui l’attendait à Londres au petit jour,