Page:Le Ménestrel - 1896 - n°43.djvu/3

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
339
LE MÉNESTREL

chez le peuple russe, une fois allié à la musique de Glinka, d’une couleur si originale et d’un caractère si essentiellement national dans quelques-unes de ses parties.

Je dis bien : « dans quelques-unes de ses parties », car l’œuvre est un peu composite, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on songe que, d’une part, c’est la première production dramatique de Glinka (sous ce rapport, la sûreté de main y est étonnante), et que, de l’autre, il l’écrivit au retour de son grand voyage en Italie, où son séjour fut de deux années pleines, à l’époque des triomphes de Bellini et de Donizetti et alors que le rossinisme était dans tout son éclat. Il n’est donc pas surprenant que les formes italiennes se présentent dans plus d’une page de la partition très touffue de la Vie pour le Tsar. On les rencontre particulièrement dans le trio du premier acte, qui est d’ailleurs d’un fort joli effet, et où la phrase principale, établie d’abord par le ténor, est reprise ensuite par le soprano, puis par la basse ; on les retrouve encore, indéniables, dans l’ensemble du beau quatuor du troisième acte, qui est très harmonieux, très séduisant, et d’une superbe ampleur de construction. Mais c’est dans d’autres parties que se fait jour l’originalité aussi bien du fond que de la forme, et qu’on peut jouir de la saveur toute particulière de l’inspiration du compositeur : c’est dans le joli chœur féminin qui ouvre le premier acte et dont l’accent est plein de grâce ; dans le duo de Soussanine et de Vania au troisième, qui est d’un caractère mâle et coloré ; dans la première scène de Soussanine et des Polonais, qui est d’une couleur chaude, inspirée et vraiment théâtrale ; dans un chœur charmant de jeunes filles, à cinq temps, qui conclut d’une façon singulière, sur la dominante ; surtout dans l’admirable scène de la forêt qui est le point culminant de l’œuvre, cette scène dans laquelle Soussanine, pressentant qu’il va être massacré par les Polonais qu’il a trompés, fait un retour en lui-même sur son passé et songe aux êtres aimés dont il se sépare volontairement en sacrifiant sa vie pour son pays et pour son maître. Tout ce long monologue, toute cette mélopée empreinte d’un sentiment de tristesse indicible, est d’un accent très beau, très pénétrant, et qui découle de la plus noble inspiration. Il y a là un souffle plein de puissance, d’une émotion intense, qui ne pouvait jaillir que de l’âme d’un grand artiste. Cette page superbe, superbement interprétée par M. Devoyod, a produit une impression profonde et a été pour le chanteur l’occasion d’un succès très grand et très mérité. Quant au tableau final du Kremlin, dont l’effet doit être immense, j’ai dit qu’il a été tellement tronqué, je pourrais ajouter tellement massacré, qu’il nous était impossible d’en apprécier la valeur, même d’une façon approximative.

L’exécution générale est médiocre. L’orchestre et les chœurs font assurément ce qu’ils peuvent, mais l’œuvre n’est pas au point ; l’ensemble n’est qu’un à-peu-près, et manque absolument de cohésion, de couleur et de caractère ; tout cela est terne, sans nuances, sans flamme et sans décisions. Dans l’interprétation personnelle, il faut absolument tirer de pair M. Devoyod, très remarquable dans le rôle de Soussanine, et M. Engel, toujours vaillant, toujours solide, dans celui de Sabinine. Le personnage mélancolique d’Antonide et celui, si intéressant, de Vania, exigeraient des artistes plus expérimentées que Mlles Louise Mauger et Nady. En résumé, et après une telle exécution aussi bien scénique que musicale, nous ne pouvons pas dire que nous connaissons la Vie pour le Tsar, que nous connaissons Glinka. Nous n’avons fait qu’à peine entrevoir l’admirable génie du compositeur.

Arthur Pougin.
Théâtre de la Gaîté : La Poupée, opéra-comique en quatre actes et cinq tableaux, de M. Maurice Ordonneau, musique de M. Edmond Audran. — Porte-Saint-Martin : Les Bienfaiteurs, pièce en quatre actes, de M. Brieux. — Gymnase : Le Prix de vertu, comédie en un acte de M. Fabrice Carré, et Villa Gaby, comédie en trois actes, de M. L. Gandillot.

On ne peut pas dire que ces histoires de Poupées soient précisément neuves, mais on les a toujours exploitées avec succès au théâtre, tant le public, même composé de barbons, reste un grand enfant qui prend plaisir à s’amuser encore des jouets de son jeune âge. Que nous en avons vu défiler sur la scène de ces mannequins ingénieux, automates articulés, qui prennent tout à coup la vie pour de bon, comme la statue de Pygmalion ! La Poupée de Nuremberg, les Pantins de Violette, Coppélia, les Comtes d’Hoffmann, Puppenfee, voilà quelques unes des sources où M. Maurice Ordonneau a puisé pour son nouveau conte à mécanique. Il n’a eu qu’à habiller de façon différente la poupée de ses prédécesseurs, à l’envelopper d’étoffes nouvelles et chatoyantes, à lui donner un peu du tour particulier de son esprit, pour nous la présenter comme un joujou tout neuf, dont nous avons fait notre régal pendant toute une bonne soirée.

C’est dans un couvent de moines peu austères, — le pays importe peu. Là végète le novice Lancelot, candide et blond éphèbe, qui s’est plongé dans les rigueurs du cloître pour sauver son âme de la séduction des femmes. Mais il a un oncle fort cossu, qui voudrait bien le tirer de là précisément pour le marier et avoir autour de lui une ribambelle de petites nièces qui égaieraient ses vieux jours. S’il n’en passe par là, Lancelot sera déshérité, — perspective qui le laisse d’ailleurs assez froid puisqu’il a fait vœu de pauvreté. Mais il n’en va pas de même du supérieur du couvent, qui voit avec peine se tarir les ressources de la communauté dont il a le commandement. Palper la dote de quatre cent mille écus promise à Lancelot lui paraît chose aimable et pieuse à la fois. Et voici ce qu’il imagine pour arriver à ses fins.

Il a lu dans les gazettes qu’un savant allemand, émule de Vaucanson, — Hilarius, pour l’appeler de son nom, — vient d’inventer des poupées mécaniques qui sont le dernier mot du genre et donnent toute l’illusion de la vie véritable. Il imagine donc que le frère Lancelot, dans l’intérêt du couvent, achètera l’une de ces poupées si merveilleusement articulées et en fera sa femme au nez et à la barbe de son vicil oncle, qui a la vue fort basse.

Vous voyez d’ici toutes les péripéties qui peuvent suivre d’un imbroglio aussi ingénieux. Vous devinez sans doute que la fille de l’inventeur Hilarius, la gentille Alesia, très éprise des grâces du jeune novice, se substitue tout simplement à la poupée mécanique, pour épouser tout bellement l’élu de son cœur. Et personne ne s’aperçoit du stratagème, ni le vieil oncle, — cela va sans dire, — ni le novice, ni même Hilarius ! Ces choses ne se voient qu’à la Gaîté.

Toujours est-il que Lancelot rapporte, avec la dot, une poupée bien vivante au couvent et qu’il s’en aperçoit un peu tard, mais qu’il tombe aussitôt si féru d’amour pour son admirable joujou, qu’il s’empresse de jeter le froc aux orties.

Tout cela est vraiment fort gentil, très badin, agrémenté de détails piquants et ingénieux, de gaîté aussi et parfois même d’un certain esprit, et nous ne voyons pas pourquoi une longue suite de représentations ne couronnerait pas un si gracieux effort.

La musique de M. Audran, si elle n’y ajoute pas grand’chose, n’y gâte rien tout au moins. C’est toujours le même petit filet de voix dont se sert le compositeur. Il n’y a pas là, certes, d’inspiration bien jaillissante, mais, au résumé, c’est propret, c’est menu, c’est coquet, et avec les rythmes chers à M. Audran, les pizzicati obstinés et le mariage des timbres doux du triangle et de la flûte, cela a toutes les grâces surannées d’une vieille marquise. Ne me demandez pas de vous signaler ici où là un ton plus saillant, une page plus sonore ; tout s’évanouit dans un nuage rose de poudre de riz.

De l’interprétation, à retenir surtout Mlle Mariette Sully, une bien mignonne personne, qui rappelle tout à fait Mlle Jeanne Granier à ses débuts, alors que son talent ne s’était pas si fortement accentué. Souhaitons le même avenir à Mlle Sully, tout en lui conseillant de demeurer dans les teintes douces et ingénues qui lui ont si bien réussi l’autre soir. À côté d’elle, Paul Fugère met toute sa finesse et son habileté au service du rôle de Lancelot.

Nous devons maintenant monter des gazons fleuris où se prélasse la Poupée de M. Ordonneau jusqu’aux hauteurs philosophiques où le prétend nous conduire M. Brieux dans sa pièce des Bienfaiteurs, représentée jeudi dernier à la Porte-Saint-Martin. C’est la pièce à thèse, où s’est complu souvent notre grand Dumas, mais avec une autorité, une maîtrise d’esprit auxquelles ne saurait atteindre encore un auteur frais émoulu sur le terrain dramatique. Et damel quand on n’a pas cette supériorité et cette pleine possession de soi-même, jointes à une verve étincelante, c’est diablement froid et guindé, les pièces à thèses !

Les quatre actes de M. Brieux ne sont, au résumé, qu’une vaste conférence animée, comme on en pourrait donner au Théâtre d’application, où les personnages exposent en action les idées de l’auteur sur la bienfaisance. Nous avons vu, chez M. Bodinier, M. Cooper et Mlle Auguez nous donner, à l’appui d’une conférence de M. Lefèvre, des échantillons des chansons de 1830. Ici, à l’appui des thèses de M. Brieux, nous voyons sur la scène M. Coquelin évoluer avec son aisance habituelle et chanter sans musique des couplets sur la façon plus ou moins favorable d’exercer la charité. Et il y a des tirades excellentes par instants, mais tout cela ne constitue pas une action dramatique ; il n’y a là qu’une suite de tableaux et d’épisodes. Ce n’est pas pour nous déplaire absolument et nous reconnaissons le talent qu’y déploie M. Brieux, dont il nous semble même qu’on peut attendre beaucoup dans l’avenir. Mais le public y prendra-t-il le même plaisir que les raffinés et les dilettantes ? Toute la question est là.