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LE MÉNESTREL

« Des trombones furent ajoutés par l’un des anciens chefs d’orchestre de l’Opéra dans certaines parties de la scène des Enfers où l’auteur n’en avait pas mis, ce qui affaiblissait nécessairement l’effet de leur intervention dans la fameuse réponse des démons : « Non ! » où le compositeur a voulu les faire entendre[1] ».

Il est visible, en effet, que les parties d’orchestre ne portent aucune trace d’addition à la version primitive : elles ont toutes les apparences d’être celles-là mêmes qui ont servi dès la première représentation. D’autre part, l’autographe, malgré ce qu’il a de sommaire, va nous donner encore une indication précieuse, quoique pouvant rentrer dans la catégorie des « infiniment petits » : c’est, dans la marge, à l’entrée du chœur : « Quel est l’audacieux », et devant les quatre portées réservées aux voix, ces deux simples mots : « Les instruments » ; puis, dans l’air d’Orphée, devant le « Non ! », le mot tutti entre les portées où le chœur est noté et celles des parties d’orchestre. Or, déjà nous avons vu que, dans le premier chœur, ces mots : « Les instruments » s’appliquaient à la combinaison des trombones et clarinettes doublant les voix. Leur présence ici n’est pas moins significative, et vient confirmer l’idée que, le manuscrit de Gluck n’étant qu’une simple esquisse, la forme orchestrale définitive fut exécutée d’après ses indications et conformément aux ressources du théâtre, et que cette forme est celle qui nous est parvenue par les diverses copies restées à l’Opéra.

Scène ii. — Le tableau des Champs Élysées a reçu dans la partition française un développement plus considérable que celui qu’il avait dans la partition italienne ; l’énumération suivante en donnera la preuve :

Air de ballet en fa. — Existe identiquement dans les deux versions.

Air de ballet en ré mineur ; reprise du précédent ; air en ut ; solo et chœur : Cet asile aimable et tranquille. — Manquent totalement dans la partition italienne.

Scène iii. — Air d’orphée : Quel nouveau ciel, — Che puro ciel. Existe dans les deux partitions, mais a subi dans la deuxième des remaniements considérables et très intéressants à étudier. Les dessins principaux, celui des seconds violons avec le grupetto si caractéristique dont Beethoven et Berlioz ont fait, après Gluck, un non moins heureux emploi (dans la Symphonie pastorale, la scène des Sylphes dans la Damnation de Faust, etc.), la discrète batterie des altos divisés, le chant expressif du hautbois, dialoguant avec la calme mélopée de la voix, tout cela est dans les deux œuvres ; mais, dans Orfeo, cette polyphonie si limpide était compliquée par un dessin passant sans cesse de la flûte traversière au violoncelle solo, et que Gluck a supprimé, simplifiant son œuvre première pour l’amener au plus haut point de perfection.

Scène iv. — air de danse, récitatif et chœur. — Sauf deux mesures ajoutées au chœur des Ombres heureuses : Torna o bella al tuo consorte ( « Il s’aperçut fort tard, dit Berlioz, que l’absence de cette mesure détruisait la régularité de la phrase finale » ), le remaniement du récitatif, enfin l’addition des flûtes et des clarinettes dans l’accompagnement des chœurs, cette fin du deuxième acte est la même dans les deux partitions.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

SEMAINE THÉATRALE


Opéra russe (au Nouveau-Théâtre) La Vie pour le Tsar, opéra en cinq actes de Michel de Glinka (19 octobre 1896)

Le rideau se lève sans préparation, sur un large accord de l’orchestre ; entouré des chœurs, un monsieur s’avance sur la scène (c’est M. Devoyod) en costume de moujik, longues bottes, culottes grises, blouse rouge, bonnet de fourrure, et il entonne d’une voix superbe l’hymne russe, que les chœurs répètent avec lui, on applaudit, le rideau tombe, et bientôt sont frappés les trois coups sacramentels qui donnent le signal de l’ouverture de la Vie pour le Tsar.

Il serait peut-être prétentieux de dire que nous connaissons la Vie pour le Tsar après la représentation inégale (je suis indulgent) que vient de nous offrir le Nouveau-Théâtre, représentation dans laquelle l’œuvre a été tronquée et mutilée avec une familiarité que j’oserais qualifier d’un peu sacrilège. Au point de vue musical, suppression de l’air d’Antonide au premier acte, suppression au troisième du superbe chœur de villageois, larges coupures dans l’épilogue ; au point de vue scénique, suppression de l’entrée en bateau de Sabinine, suppression plus grave de l’entrée du tsar qui forme le dénouement superbe de l’œuvre, etc. Je sais bien que l’exécution d’une telle œuvre est ardue, difficile sous tous les rapports, et je me rends parfaitement compte de l’effort qu’il a fallu pour nous en donner encore ce semblant et cette apparence. Il n’en est pas moins vrai que je défie bien celui qui ne la connaît pas, qui ne l’a pas étudiée, de s’en faire une idée même approximative après l’avoir vue et entendue dans des conditions aussi fâcheuses et aussi incomplètes. Et pourtant, malgré tout, la beauté lumineuse de certaines pages s’impose encore à l’attention, et à la sympathie ; et n’y eût-il, dans cette noble partition de la Vie pour le Tsar, que l’admirable scène de Soussanine au quatrième acte, lorsqu’il égare volontairement dans la forêt les Polonais qui ne vont pas tarder à l’égorger, cette scène si pathétique et d’une si poignante mélancolie, qu’elle suffirait à classer Glinka au nombre des musiciens de génie.

C’est surtout en entendant cette scène superbe et si émouvante qu’on s’étonne de la puissance d’impression qu’elle peut produire après soixante ans écoulés, ce qui prouve bien que, même en musique, la vérité d’expression ne vieillit pas, car il y a tout juste soixante ans que la Vie pour le Tsar fit son apparition au théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg, le 9 octobre 1836 (27 septembre du calendrier russe). Les quatre rôles de l’ouvrage (il n’y a avec eux que deux personnages absolument accessoires) étaient tenus par l’excellente basse Pétrof (Soussanine), le ténor français Charpentier, qui se faisait appeler Léonof (Sabinine), Mlle Vorobief, qui allait devenir bientôt Mme Petrovna (Vania) et Mme Stepanova (Antonide). On sait que l’œuvre fut bientôt acclamée comme essentiellement nationale, et cela non seulement à cause du caractère patriotique du sujet, mais aussi en raison de la couleur vraiment autochtone de la musique. Le succès éclatant qui l’accueillit tout d’abord ne s’est jamais démenti, et il est encore aussi vif aujourd’hui qu’à l’origine. Le 17 décembre 1879 on donnait à Saint-Pétersbourg la 500e représentation de la Vie pour le Tsar, et sept ans après, en 1886, on célébrait, avec la 577e, le cinquantième anniversaire de son apparition devant le public. Ce fut ici comme une sorte de véritable solennité nationale (le matériel scénique avait été complètement renouvelé à cette occasion), qui eut son contre-coup dans toutes les villes de l’empire qui possédaient un théâtre d’opéra et qui, toutes, représentèrent aussi l’ouvrage ; il fut même joué à Moscou sur deux théâtres à la fois. Cette circonstance donna lieu à deux publications intéressantes : une Histoire « la Vie pour le Tsar » de M. P. Weimarn, et une brochure de M. Vladimir Stassof, le fameux critique, ornée des portraits de Glinka et de sa sœur, Mme Ludmilla Schestakow, si intimement liée à sa gloire, et d’une reproduction de la statue du maître à Smolensk.

Le sujet de la Vie pour le Tsar peut se résumer en peu de mots. L’action se passe en 1613, alors que les Polonais, à la suite de la mort du tsar Boris Godounof, avaient envahi l’empire russe et s’étaient avancés jusqu’à Moscou. Comprenant le danger qui menaçait son indépendance, la nation tout entière se serrait autour du jeune Mikhaël-Fédorovitch Romanof, qui venait d’être élu tsar, et, selon les chroniques, les Polonais avaient formé le projet de s’emparer de la personne du nouveau souverain. Quelques-uns de leurs chefs, le cherchant sans savoir où le trouver, s’adressent à un paysan, Ivan Soussanine, et lui ordonnent de les mener auprès de son maître. Celui-ci, flairant une trahison, fait bravement le sacrifice de sa vie pour sauver son souverain et son pays : feignant d’obéir, il envoie Vania, son fils adoptif, prévenir le tsar du danger qui le menace, puis il égare les Polonais au fond d’une forêt presque impénétrable, d’où il leur est impossible de retrouver leur chemin. Et quand ceux-ci s’aperçoivent qu’ils ont été trompés, le malheureux est par eux mis à mort et tombe, héros obscur, victime de son dévouement patriotique. Si l’on ajoute à cette action principale les épisodes naissant de l’amour d’Antonide, la fille de Soussanine, avec le jeune Sabinine, on aura tous les éléments d’un poème en soi très pathétique et empreint d’un réel intérêt. Et l’on comprendra surtout l’enthousiasme qu’il a dû exciter

  1. H. Berlioz, À travers chants, p. 115.