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LE MÉNESTREL

L’avènement de la monarchie de Juillet avait causé dans tous les camps d’amères déceptions. Les républicains et les bonapartistes, qui avaient travaillé d’un commun accord à renverser la branche aînée des Bourbons, ne pouvaient se consoler d’avoir tiré les marrons du feu pour la branche cadette ; d’autre part, les légitimistes gardaient rancune à celle-ci de sa victoire. Tous se coalisèrent d’ailleurs, car Sainte-Pélagie ne tardait pas à ouvrir ses portes aux débris de conspirations aussi vite avortées que hâtivement conçues.

L’une des victimes, le républicain Raspail, a tracé, dans son livre des Prisons, un tableau très mouvementé de Sainte-Pélagie à cette époque. Nous nous y arrêterons volontiers, parce qu’on ne s’attend guère à trouver des pages aussi émouvantes et aussi attendries chez ce farouche démocrate. On le savait habile chimiste ; il reste encore aux yeux de tous l’apologiste convaincu du camphre qui fit sa fortune et l’ennemi irréconciliable des jésuites qui ne l’empoisonnèrent pas ; mais se serait-on jamais douté qu’il était un amateur passionné de musique et que son enthousiasme se manifestait par un débordement de lyrisme d’une superbe envolée ?

Se rappelant sans doute les rôles respectifs d’Orphée et d’Amphion dans l’antiquité, Raspail assigne aux musiciens modernes une mission qu’ils déclineraient vraisemblablement, mais qui n’en est pas moins un hommage très sincère rendu à l’excellence de leur art :

« … Je proclame les musiciens, s’écrie-t-il, les premiers réformateurs du monde, les pontifes de la civilisation nouvelle… Pauvres ménestrels, vous ignorez votre puissance et l’esprit de Dieu qui est en vous. Inspirez-vous et allez annoncer aux nations l’heureuse nouvelle, l’évangile du monde qui se régénérera et se reconstruira, pierre à pierre, aux accords de vos lyres et à vos chants de liberté ; la terre vous attend sur les pelouses de fleurs et sous les dômes de verdure, dont le génie de Juillet a jeté la graîne à la volée, sur la surface du globe entier. Allez, on vous attend ; portez la paix et la concorde dans le monde, vous prêtres de l’harmonie et de l’unité »


Si Raspail parle avec cette éloquence enflammée de la musique et de son action morale sur les masses, c’est qu’il la considère comme une des formes les plus pénétrantes de la « prière politique », cette tradition toujours respectée de Sainte-Pélagie.

« La prière politique est vieille comme le monde. Le sauvage, au pouvoir de ses ennemis, obtient de ses bourreaux le temps nécessaire pour exécuter une danse religieuse et se préparer à mourir en brave, en répétant les chants de son pays. Le guérilla espagnol, que l’exécution attend par derrière, le canon du fusil appliqué sur l’omoplate, récite ses litanies et sa profession de foi, l’œil fier et fixé sur la voûte des cieux, la voix vibrante et qui, n’a plus rien de terrestre. Dans les prisons de Paris, l’usage de la prière du soir est resté incrusté dans les murs des préaux, à quelque couleur qu’ils appartiennent. Dès qu’un politique y entre, cet usage suinte des murs et vient le saisir au passage : en 1793, on chantait chaque soir à la Conciergerie, des romances et des airs patriotiques, ce qu’on appelait faire l’office et cet office était chaque jour l’office des morts : chez nous, l’office s’appelle la prière du soir. »


Elle portait encore le nom de Prière de Rouget de Lisle ; c’était la Marseillaise, que les détenus entonnaient en chœur, pendant leur promenade quotidienne ; mais d’un autre point de la cour partait la Carmagnole chantée par « les moutons de la police » ; et les guichetiers, persuadés que les républicains allaient tomber dans le piège, préparaient déjà leur procès-verbal de contravention. Or, les détenus se gardaient bien de leur donner cette satisfaction ; ils imposaient silence aux mouchards et les obligeaient à rester dans leurs chambres.

Par contre, ils assistaient à des concerts enfantins qui leur ravissaient l’âme.

Deux cent cinquante enfants de huit à douze ans, des « petits mômes », comme les appelait l’argot des prisons, se trouvaient alors renfermés à Sainte-Pélagie : les patrouilles les avaient ramassées en état de vagabondage dans les rues de Paris. Les pauvres petits misérables, avec leurs gros sabots et leur « complet » en toile d’emballage, avaient bien la tournure la plus grotesque du monde ; mais ils étaient très fins et très rusés, d’ailleurs fort reconnaissants de la pitié que leur témoignaient les détenus et suivant avec une rare docilité les leçons que leur donnait charitablement un professeur improvisé.

Là encore, Raspail écrit une page, pleine de sentiment et de poésie, qu’on dirait échappée de la plume d’une femme :

« 

À la brune, ils nous chantent en chœur les plus beaux morceaux de musique qu’ils aient dans leur répertoire et que leur ait appris leur bon père avec le plus de soin, et la pureté de ces jeunes voix, jointe à la pureté de ce pan de ciel étoile que juillet étend chaque jour, comme une tente d’azur piquetée d’argent, au-dessus de notre gouffre, me ramène par la pensée à ce pays que j’aimais tant et qui m’aime si peu ; où la brise du soir m’apportait au fond de la retraite, dont la guerre civile m’avait fait une prison, et une bouffée du parfum des champs, et une bouffée de la mélodie des rues ; et j’ai depuis lors entendu peu de mélodies plus pures, plus saisissantes que ces mélodies populaires qui saluent, dans le midi de la France, chacune des belles nuits d’été.

Ici ces chants, dignes d’un autre théâtre, nous préparent l’esprit et le cœur à la prière du soir qui commence dès que nos protégés sont montés dans leur dortoir : et nous avons toutes les peines du monde pour les déterminer à ne pas unir leur voix à la nôtre, car les petits démons sont devenus aussi patriotes que nous, ils chantent la Marseillaise avec l’âme de ceux qui ont une patrie, eux, pauvres petits vagabonds qui n’ont d’autre patrie que la prison. Il faut les voir relever leur petite taille à ces mots : Allons, enfants de la patrie ! On surprend souvent des larmes dans leurs yeux, car c’est peut-être la première fois qu’ils ont entrevu une mère et dans les bras de cette mère, un nom qui les rendit fier d’être nés !  »


Il est des rapprochements étranges ! Raspail raconque que, dans le cours de ses pérégrinations cellulaires, il rencontra à la souricière de la Conciergerie, un de ses co-accusés, dont le cas rappelle d’assez près celui de Ferrières-Sauvebœuf. Ce personnage vivait à la pistole en véritable sybarite. Le parquet de sa chambre disparaissait sous un épais tapis d’Aubusson. La cellule était tendue comme un boudoir et le jour n’y pénétrait qu’à travers une gaze brodée. Le lit, élégamment sculpté, s’enveloppait de larges et soyeux rideaux. Sur la cheminée, que surmontait une glace, apparaissait entre des flambeaux et des porte-bouquets, une superbe pendule, le Char du Soleil. Enfin, dans l’embrasure de la fenêtre, un piano de Pleyel, tenu par une nymphe en galant négligé,

Versait des torrents d’harmonie
Au fond des longs corridors noirs.

Dans cette étude très documentée et très vivante encore, à soixante ans d’intervalle, Raspail ne nous paraît pas insister suffisamment sur la mise en scène de la « prière du soir », qui a bien son importance ; car il s’en dégage une impression musicale d’une rare intensité.

Pour se distinguer du commun des détenus, les prisonniers politiques s’étaient habitués à vivre en soldats à Sainte-Pélagie. Un officier instructeur les initiait aux manœuvres militaires ; et ils continuaient l’entraînement dans l’exécution même de la prière du soir. Groupés au milieu de la cour, ils plaçaient, dans le cercle ainsi formé, le drapeau tricolore ; puis ils entonnaient successivement la Marseillaise et la Parisienne. Quand ils arrivaient au couplet : « Tambour du convoi de nos frères », ils se mettaient à genoux, se découvraient et chantaient d’une voix lente et basse. Des spectateurs étrangers, qui assistèrent à ce spectacle et entendirent cet unisson, ne purent se défendre d’une émotion profonde, d’autant plus vive que la mise en scène, très artistiquement réglée, se terminait par une apothéose quasi patriotique. « Quand l’hymne est fini, le porte-drapeau fait le tour du cercle, chacun baise les trois couleurs, puis on se relève ; le drapeau est reconduit avec la même cérémonie. »

Au tableau des « prolétaires », comme les appelle Armand Marrast, à qui nous empruntons le trait final, il importe d’opposer le croquis des légitimistes, tel que nous l’a laissé le fameux Bérard. Ce pamphlétaire mort, il y a quelques années à peine, fidèle encore à la religion du drapeau blanc, payait alors d’une longue détention la publication de son journal les Cancans.

« Le buste du comte de Chambord, écrit-il, placé sur une colonne entourée de fleurs et surmontée de drapeaux blancs, recevait les hommages des serviteurs du prince qui, tour à tour, la main tendue vers son visage, juraient de lui rester fidèles. Le sérieux avec lequel s’accomplissait cette cérémonie lui imprimait un caractère religieux qui élevait le dévouement de chacun à la hauteur d’un devoir de conscience. Tout se terminait par la reprise en chœur d’un chant de guerre fort répandu alors :

Près d’Henri serrons nos bataillons,
La mort ou la victoire !

De leur côté, les bonapartistes, collaborateurs ou non du journal la Révolution de 1830, entretenaient leurs espérances avec les odes de Béranger et se joignaient souvent encore aux républicains pour la prière du soir.

En tout cas, les représentants de ces divers partis, qui se seraient peut-être entre-dévorés, si l’un d’eux était arrivé au pouvoir, vivaient dans la meilleure intelligence à Sainte-Pélagie. Ainsi qu’on voit, en certains pays, des prêtres de diverses religions se succéder au même autel, républicains, légitimistes et bonapartistes chantaient dans la même prison les louanges de leurs dieux respectifs, sans haine ni jalousie réciproque, et au milieu de l’ordre le plus parfait.

Cependant Sainte-Pélagie ne désemplissait pas. À vrai dire, l’opposition anti-dynastique ne désarmait point : bien mieux ses leader redoublaient de violence et d’acrimonie ; ils semblaient qu’ils eussent