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LE MÉNESTREL

Et voilà les voyageurs repartis, d’un pas allègre, respirant mieux, heureux de penser que tout à l’heure ils vont délasser leurs membres endoloris, apaiser leur soif et leur faim, dormir tranquilles, après avoir confié au maître du logis leur précieux bagage, bien léger, mais leur pesant si lourdement aux épaules, depuis les longues heures qu’ils le portent.

Ils vont, ils vont ! Et toujours la petite lueur, de plus en plus rose dans la nuit opaque, les excite à la marche ! et toujours elle paraît aussi loin d’eux. Vue de près, elle doit être énorme et resplendissante, autant qu’immense et bien pourvue l’hôtellerie dont elle illumine la porte.

Hélas ! bientôt, ils s’aperçoivent qu’ils se sont trompés, que le passant les a mal renseignés, qu’ils courent, entraînés par une fallacieuse espérance, à la poursuite d’une chimère. La lueur rose n’est pas celle de la lanterne d’une auberge hospitalière ; c’est tout bonnement celle d’un falot, qui pend à l’arrière d’une charrette, laquelle continue lentement, posément, à rouler, là-bas, au bout de la route, gardant sa distance — impitoyablement.

Les voyageurs alors s’arrêtent, désorientés, découragés ; ils jettent leur bagage, se couchent sur le talus, éreintés, s’anéantissent dans la nuit, mangés par le gouffre noir. Deux ou trois seulement ont la force de persévérer ; ils assurent d’un coup d’épaule la courroie où pend leur bagage.

— Ouste ! nous finirons bien par arriver ! il n’est pas possible qu’il n’y ait pas enfin un gîte pour nous, marqué par un falot qui ne sera pas celui d’une charrette.

Et tout en marchant, tirant le pied, ils ratiocinent ainsi :

— D’ailleurs, ils n’est pas possible qu’il n’y ait rien ! Ceux qui nous ont mis le sac sur l’épaule et le pied sur la route, nous ont affirmé que la route menaient quelque part, où nous pourrions nous délester de notre bagage.

Ainsi vont, espèrent et se découragent les compositeurs, en quête de ce Théâtre-Lyrique que les jours, les mois et les ans écoulés semblent, avec une ironique persistance, tenir hors de leur portée, ironie d’autant plus grande, déception d’autant plus vive que les encouragements leur viennent plus nombreux et les espérances plus hautes.

Et toujours la charrette lumineuse roule là-haut, au bout de la côte, perpétuant le leurre, mais du moins entretenant les courages.

Depuis le 28 avril 1895, je jette dans le Ménestrel mes notes sur le Théâtre-Lyrique, feuilles volantes que le courant en porte, où les mêmes choses sont redites comme à satiété, où les informations et les impressions se succèdent, sans que le but paraisse sensiblement se rapprocher. Et je me demande pourquoi, aujourd’hui, j’ajoute une nouvelle page à ces pages, qui redira ou du moins résumera ce qu’elles ont dit. Et le pessimiste « À quoi bon ? » se dresse ici. Pourquoi recommencer à remuer ces cendres, à crier devant cette porte encore pour longtemps close, sinon pour toujours ?

Dans les journaux, çà et là, des articles éclatent comme des pétards ; des mauvais plaisants en mettent jusque sous la porte de l’Opéra-Comique ; on entend des cris de haro ! Cela amuse la galerie, mais ne fait pas faire un pas à la question.

Et il m’est assuré que le rapport relatif à la fondation du Théâtre-Lyrique municipal ne sera pas déposé avant octobre ! — Ne disais-je pas la même chose, l’an dernier ?

Encore une année perdue ! Et ce n’est pas la faute de nos conseillers. Ils sont animés des meilleures intentions du monde. On les trouve partout où il y a quelque bien à faire et quelque idée généreuse à soutenir. Mais c’est le propre des assemblées, des commissions, d’aller lentement, là où les individualités iraient vite. Il faut donc encore se résigner, patienter.

Et puis, comme si cette malheureuse musique ne devait jamais connaître la tranquillité parfaite, un contre-projet est venu lui faire obstacle. On a parlé de la nécessité de donner à Paris un grand théâtre de drame. Cela n’est point pour déplaire, bien que les théâtres de drame ne nous manquent pas. Ce qui est à craindre, c’est un conflit, ou tout au moins un partage entre les deux principes.

Le drame et la musique ne sauraient vivre ensemble sur le même terrain, c’est entendu. L’orientation des idées, telles qu’elles se manifestent aujourd’hui, nous fait donc entrevoir que le théâtre du Châtelet, — quand le bail en sera terminé, — restera consacré au drame, ou à la grande féérie, et son voisin d’en face réservé à la musique, ce pourquoi il fut d’ailleurs créé, quand l’Opéra-Comique de la place Favart aura achevé sa croissance.


À qui ira le patronage effectif du conseil municipal ? À la musique ou au drame ? À l’une ou à l’autre, car se partager serait inefficace et peut-être nuisible à tous les deux !

La consécration du Châtelet au drame, à la féerie, peut-être hélas ! à l’opérette, — fin dernière, — l’expérience l’a prouvé, — d’un autre théâtre, « La Gaîté, » que le conseil municipal de 1880 avait solennellement consacré temple du drame moralisateur ; cette consécration, dis-je, du Châtelet à l’art dramatique pur, apportera sans doute quelque déception à ceux qui, dans leurs projets, en faisaient le sanctuaire de la musique. Pour ma part, j’estime comme un bienfait pour eux qu’il leur échappe. Et je répète volontiers, à ce propos, qu’il n’y a pas de bonne musique dramatique à bon marché, que c’est pure illusion que de croire que, chaque jour, trois mille spectateurs s’entasseraient dans l’immense vaisseau où se développent actuellement les tableaux du Tour du Monde en 80 jours, pour entendre de la musique qui, même légère ou gaie, fait toujours un spectacle comparativement grave.

Non ! la place de la musique, municipale ou libre, est à l’Opéra-Comique actuel. Et que l’un des administrateurs actuels des théâtres musicaux subventionnés l’y installe, en vertu d’une de ces combinaisons que l’on peut attendre de gens rompus au métier, qu’elle y soit amenée, mise en valeur par quelque impresario nouveau, — les prétendants ne manquent pas, — c’est là seulement qu’elle peut avantageusement élire domicile, puisqu’il ne saurait être question de la Gaîté, où elle fut naguère bien à sa place, ni de la Porte-Saint-Martin, où, assurément, elle serait mieux que partout ailleurs.

Ce ne sont pas les œuvres qui lui manqueront : œuvres anciennes, classiques, pour l’éducation des masses, domaine public immense que j’ai naguère fait entrevoir ; œuvres nouvelles dues à des compositeurs d’hier, d’aujourd’hui ou de demain.

En attendant qu’il leur consacre ce nouveau théâtre, le conseil municipal s’est soucié d’augmenter le nombre de ceux qui y vont pouvoir prétendre.

Il a élargi le champ offert jusqu’ici aux concurrents du prix musical de la Ville de Paris. Et tout récemment, le Spahi, partition dramatique de M. Lucien Lambert, a mérité ce prix.

Le fait est à noter. Il crée au conseil municipal un nouveau devoir : il l’engage plus profondément dans la voie qui le doit mener à la restauration du Théâtre-Lyrique, théâtre qui, cette fois, sera sien et lui fera certainement honneur, s’il est géré uniquement en vue de la vulgarisation des chefs-d’œuvre, de l’enseignement musical et de la mise en relief de nos compositeurs nationaux.

Jusque-là, c’est vers l’Opéra, vers l’Opéra-Comique que s’achemineront encore les compositeurs. L’Opéra restera sur sa haute cime, forcément clos aux jeunes conquérants, qui n’ont prise sur lui que du côté des concerts dominicaux, si heureusement institués l’an dernier.

L’Opéra-Comique, il le faut espérer fermement, s’entr’ouvrira à quelques-uns, de par l’éclectisme de M. Carvalho qui, durant cet exercice 1895-1896 a, en son infatigable activité, abattu déjà tant de besogne.

Nous parlerons un de ces prochains jours, puisque le Ménestrel a désiré que je reprisse la plume, de la façon dont le Théâtre-Lyrique municipal pourrait, à notre sens, être utilement et avantageusement géré.

Louis Gallet.

SUR LE JEU DE ROBIN ET MARION

D’ADAM DE LA HALLE
(Suite et fin.)

Pour terminer cette étude, je dois ajouter quelques mots au sujet du travail d’adaptation auquel l’œuvre, six fois centenaire, a dû être soumise pour être représentée devant un auditoire moderne. Certes, il eût été beau de la prendre dans sa forme originale et de l’offrir ainsi, sans aucune retouche, au public de la fin du dix-neuvième siècle ; — de même qu’il serait plus conforme aux grands principes, esthétiques et autres, de donner, à la Comédie-Française, les œuvres de Sophocle ou de Shakespeare en grec ou en anglais. Mais comme, jusqu’ici, la réalisation de ce bel idéal a rencontré des obstacles, il a bien fallu recourir au concours des adaptateurs, — comme à un mal nécessaire. Du moins ceux auxquels cette fonction est échue se sont-ils fait un devoir de respecter de leur mieux l’esprit et la forme de l’œuvre du vieux trouvère.

C’est ainsi que le poète a conservé exactement, dans le dialogue, la forme si française du vers de huit pieds, suivant scrupuleusement, vers par vers, le texte original, gardant même les rimes, et chaque fois que cela était possible, des vers entiers. Il est vrai qu’il n’a point