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LE MÉNESTREL

passer à la postérité. D’ailleurs, par la composition de la partie dialoguée, il reste un poète exquis, et d’autre part il a fait ses preuves comme musicien, cela en des genres très différents, car il a composé des chansons, des jeux-partis, des rondeaux, des motets, c’est-à-dire de la musique savante : et pour cela précisément nous devons lui savoir d’autant plus de gré de n’avoir pas dédaigné les productions de la muse rustique, et, par son ingénieux arrangement, de nous avoir conservé la plus précieuse collection de chansons populaires du moyen âge qui nous ait été conservé par l’écriture.

Cette étude doit être complétée par quelques observations relatives à la musique du Jeu de Robin et Marion et aux particularités qu’elle présente.

Deux manuscrits nous ont conservé cette musique, sur les trois qui nous ont apporté le texte du Jeu : l’un, du xiiie siècle, renfermant presque toutes les œuvres de maître Adam, appartient à la Bibliothèque Nationale (ms. fr. 25.566, ancien fonds La Vallière) ; l’autre, du xve, est à la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence. Les variantes existant entre les deux notations musicales sont généralement de peu d’importance, et portent seulement sur trois morceaux, des seize que comporte le Jeu de Robin et Marion. Cette musique est notée d’après le système rythmique de la notation franconienne ; le manuscrit de la Bibliothèque Nationale, en très bel état de conservation, nous montre que cette notation a été exécutée avec le plus grand soin et la plus grande netteté. De Coussemaker en a donné une transcription excellente dans son livre sur Adam de la Halle, le monument le plus important et, à coup sûr, le plus méritoire, qui ait été jusqu’ici à la mémoire du trouvère d’Arras[1].

Cette transcription n’a qu’un défaut : exécutée d’après les mêmes données que s’il s’agissait de chant religieux ou de graves et lentes mélopées des trouvères, elle a pris uniformément pour unité de temps des valeurs trop longues pour représenter les rythmes légers et animés de la chanson populaire. C’est ainsi, par exemple, que le premier refrain chanté par Marion à l’entrée du Chevalier se présente sous cet aspect lourd et pesant :

[partition à transcrire]

N’est-il pas évident que cette petite phrase, qui a tous les caractères d’un refrain de chanson de danse, est un six-huit et doit être notée ainsi :

[partition à transcrire]

Il en est de même pour la grande majorité des mélodies de Robin et Marion.

Le principe étant admis, il était aisé de l’appliquer aux différents morceaux, et par là, sans toucher aucunement à la ligne mélodique, de rendre à leur notation son véritable aspect.

Au point de vue de la tonalité, ces mélodies présentent une particularité infiniment intéressante : elles sont presque toutes dans le mode majeur. Notons bien que nous sommes au xiiie siècle, époque où les théoriciens ne reconnaissent pas d’autres modes que ceux du plain-chant, et que les historiens de la musique les plus autorisés ont, jusqu’à notre temps, soutenu cette thèse inexacte que la tonalité moderne (c’est-à-dire la substitution du majeur et du mineur aux anciennes modalités) était un effet des progrès de l’harmonie et avait été créée, presque de toutes pièces, au xviie siècle, par un musicien de génie. Mais la nature est au-dessus de ces belles théories ; et, comme la tonalité moderne est simplement la tonalité naturelle, il ne faut pas s’étonner que les chanteurs de chansons populaires n’aient attendu la permission ni de Monteverde, ni de Fétis, pour chanter en majeur. Il n’est pas de preuve plus éclatante de cette vérité que celle qui nous est fournie par l’ensemble des mélodies de Robin et Marion. À cet égard, bien significatifs sont les tâtonnements des scribes du XIIIe siècle pour fixer par la notation des formes différentes de celles qui seules étaient admises par les principes. C’est ainsi que les premières mélodies du Jeu sont notées en fa : ce ton n’est pas encore trop étranger au plain-chant, puisqu’il correspond aux 5e et 6e tons, avec l’adjonction autorisée du si bémol (exprimé ou sous-entendu). Mais au début, ce bémol n’est pas écrit à la clef, bien que la tonalité des mélodies l’appelle impérieusement. Puis, peu à peu, l’écrivain s’aperçoit que la présence de ce signe est nécessaire ; le bémol figure en effet dans la plupart des mélodies qui se trouvent au milieu de l’œuvre, parfois accidentellement omis : ainsi, dans le long Trairideluriau de Marion et du Chevalier, on le trouve à la clef de la première portée ; puis rien aux trois portées suivantes ; il reparaît à la cinquième, jusqu’à la fin du morceau suivant, mais oublié deux fois encore. Enfin, gêné sans doute par cette complication (combien considérable !), le scribe se décide à prendre un grand parti : il écrira en ut majeur ; et en effet, les dernières mélodies du Jeu de Robin et Marion sont transcrites dans ce ton, lequel n’était nullement admis par les principes de la tonalité grégorienne. Mais cette fois, si les règles sont enfreintes, la musique est notée conformément à son vrai caractère modal.

Je n’insisterai pas sur cette particularité que les mélodies n’ont pas toutes la tonique pour finale, mais que quelques-unes s’arrêtent soit sur la dominante, soit sur le 2e degré appelant harmoniquement l’accord de dominante. Le cas est fréquent dans la chanson populaire, et n’altère aucunement le caractère essentiel de la tonalité, qui reste parfaitement conforme aux principes de la tonalité moderne, et sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir, pour l’interpréter, les systèmes des modes antiques ou du moyen âge.

Reste encore une question : celle de savoir si, dans les représentations du xiiie siècle, les mélodies du Jeu de Robin et Marion étaient soutenues par un accompagnement quelconque. Il me semble que, sur ce point, les opinions ont beaucoup erré. C’est ainsi qu’il y a une quarantaine d’années, c’est-à-dire tout au commencement des études musicales sur le moyen âge, Théodore Nisard, ayant trouvé dans le manuscrit de Monpellier un motet où la mélodie « Robin m’aime » se trouve combinée avec deux autres parties vocales (par succession de quartes et de quintes, conformément à l’agréable usage de ce temps), et ayant conclu d’abord, sans aucune raison, que le dit motet était de la composition d’Adam, ajouta que la chanson de la bergère était chantée en trio, par elle-même en scène, et par Robin et le Chevalier cachés derrière les décors !… Gustave Chouquet, faisant mention de cette opinion bizarre, la réprouve, mais en ajoutant : « C’étaient des instruments, selon nous, et non des chanteurs, qui harmonisaient d’une façon encore bien barbare l’ariette de Robin m’aime, ainsi que toutes les autres mélodies de cette pastorale[2]. »

De Coussemaker a fait justice de toutes ces hypothèses saugrenues : il constate d’abord que, dans aucun manuscrit du Jeu, on n’aperçoit la moindre trace d’harmonie, et que « si réellement les mélodies de cette pièce avaient été destinées à être chantées à plusieurs parties, le copiste du manuscrit de la Vallière, qui a noté les rondeaux et les motets avec les parties harmoniques, n’aurait pas manqué de noter de même les airs du Jeu de Robin et Marion. » Il insiste avec raison sur l’incompatibilité scénique de la pièce avec des morceaux à plusieurs parties chantant des paroles différentes. Et cependant, un peu plus loin, énumérant les noms des instruments rustiques dont il est question dans la pièce (flageolet, cornemuse, tambourin, cornets), il ne peut s’empêcher d’ajouter : « Il est très probable et presque certain que les airs étaient accompagnés ou du moins soutenus par des instruments. Sans cela il eût été presque impossible de rester dans le ton[3]. » Et plus récemment, M. Weckerlin écrivait encore : « Dans aucun manuscrit il n’y a trace d’harmonie. Il est cependant difficile d’admettre que ces airs aient été chantés sans aucun accompagnement quelconque, mais rien ne vient nous prouver le contraire[4] ».

C’est bien ici le cas de revenir à la phrase de Montaigne citée au début de cette étude : « C’est un commun vice quasi de tous les hommes d’avoir leur visée et leur arrêt sur le train auquel ils sont nés… » Si nous avons tant de peine aujourd’hui à nous figurer une représentation théâtrale dont les chants ne seraient soutenus d’aucun accompagnement, c’est que le progrès des temps a rendu pour nous cet élément indispensable ; mais il ne s’ensuit pas qu’il en ait toujours été ainsi, et il est certain que les chanteurs qui interprétèrent

  1. J’y relève une seule faute : dans la chanson de Marion : « Vous perdez vos peines, sire Aubert » (1re scène de Marion avec le Chevalier), le transcripteur n’a pas tenu compte du changement de clef indiqué au milieu de la mélodie, ce qui fait que la seconde partie se trouve notée une tierce trop haut, et que la tonalité en est complètement bouleversée. Bien convaincu de la faute par la seule inspection de la mélodie, je me suis reporté au manuscrit, qui a confirmé le bien fondé de mon hypothèse. La faute se retrouve, bien entendu, dans toutes les éditions faites d’après de Coussemaker : Meienreis, Adam de la Halle’s Spiel Robin und Marion, Munich, 1893 ; E. Langlois, Loc. cit. — Un plus grave reproche peut être adressé à ce dernier, qui, dans sa récente édition, d’apparence cependant à inspirer confiance au point de vue de l’exactitude, n’a pas craint d’ajouter à la chanson dialoguée : « Bergeronnette » plusieurs membres de phrases (vers et musique) qui en dénaturent la forme et le développement original.
  2. G. Chouquet, Histoire de la musique dramatique en France, p. 37.
  3. De Coussemaker, Adam de la Halle, p. LXVII et LXVIII de l’introduction.
  4. Le Jeu de Robin et Marion qu’Adamfit, publié par J.-B. Weckerlin, Introduction.