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LE MÉNESTREL

à l’aide de documents inédits, sur la Jeunesse de Mme Desbordes-Valmore[1]. De Lille, où elle n’avait fait en quelque sorte qu’apparaître, la jeune Marceline fut engagée à Rochefort, puis à Bordeaux, et enfin dans une troupe qui desservait les théâtres de Pau, de Tarbes et de Bayonne. À Bayonne, elle s’embarqua avec sa mère pour la Guadeloupe, d’où, à seize ans, elle devait revenir seule, orpheline et désolée, après avoir échappé à des périls de toute sorte.

À peine de retour, obligée de gagner sa vie et désireuse de venir en aide à son vieux père, elle ne trouva rien de mieux à faire que d’embrasser définitivement cette carrière du théâtre qu’elle n’avait fait qu’ébaucher, où elle devait obtenir de si vifs succès, et pour laquelle cependant, en dépit de ces succès, elle éprouva toujours une constante répugnance. Après s’être montrée de nouveau à Lille, elle est engagée à Rouen pour jouer les ingénues dans la comédie et l’opéra-comique. On sait qu’à cette époque nos grands théâtres de province n’étaient pas exclusivement consacrés à l’opéra ; ils jouaient aussi la comédie (voire la tragédie), et certains emplois devaient être tenus par les artistes dans les deux genres. En dépit de la sévérité traditionnelle et bien connue du public rouennais, Mlle Desbordes trouva de sa part l’accueil le plus favorable ; et il faut bien croire que cet accueil était justifié par un talent sérieux puisque quelques artistes de l’Opéra-Comique, parmi lesquels Elleviou, étant venus donner des représentations à Rouen, furent si enchantés du jeu de la jeune artiste qu’ils la firent aussitôt engager à ce théâtre.

Elle vint débuter en effet, le 29 décembre 1804, dans le Prisonnier, de Della Maria, et Lisbeth, de Grétry. Son succès fut complet, et le vieux maître se montra si satisfait de l’artiste et de la femme que non seulement il voulut la faire travailler lui-même, mais qu’il la recueillit chez lui, dans sa maison, et la traita comme sa propre fille. Peu de semaines après, elle créait l’unique rôle de femme d’un petit opéra de Spontini, Julie ou le Pot de fleurs, et c’est en rendant compte de cette pièce que Geoffroy, le critique grincheux du Journal des Débats, disait d’elle : « Cette débutante m’avait échappé, et ne méritait pas une pareille indifférence. Après Mlle Mars, il n’y a point, à Paris, d’ingénuité qu’elle n’égale ou ne surpasse. » Et le Journal de Paris disait de son côté, après lui avoir vu jouer Colombine dans une reprise du Tableau parlant : « … À défaut de poumons, elle fait un usage très heureux de son goût naturel ; elle chante avec beaucoup de pureté et d’expression, et d’ailleurs elle est, après Mme Saint-Aubin, la meilleure comédienne de la troupe, ce qui n’est pas un petit avantage. »

Dans Lisbeth, elle avait obtenu un succès de larmes ; ici, dans cette parade si curieuse et si amusante du Tableau parlant, c’était l’esprit, la grâce et la gaieté qui l’emportaient en elle. Bientôt elle se montra, toujours de la façon la plus heureuse, dans divers autres ouvrages du répertoire et de genres différents : l’Amoureux de quinze ans, l’Habit du chevalier de Grammont, un Quart d’heure de silence, Alexis ou l’Erreur d’un bon père, le Petit Matelot, une Heure de mariage. Puis elle créa un petit opéra de Jadin, le Grand-Père, et fut appelée à sauver un autre petit ouvrage de Kreutzer, les Surprises, où elle remplaça, dès la seconde représentation, une artiste, Mlle Jaspin, qui en avait compromis le succès par son insuffisance.

Mais les affaires de l’Opéra-Comique n’étaient pas brillantes alors, et malgré la situation honorable qu’elle s’y était faite, Mlle Desbordes se crut obligée de le quitter. Elle en donnait les raisons dans une lettre qu’elle adressait plus tard à son ami Sainte-Beuve : « … Tout m’y promettait un avenir brillant ; j’étais sociétaire sans l’avoir demandé ni espéré. Mais ma faible part se réduisait alors à 80 francs par mois, et je luttais contre une indigence qui n’est pas à décrire. Je fus forcée de sacrifier l’avenir au présent, et, dans l’intérêt de mon père, je retournai en province… »

Elle retourna en effet à Rouen, où elle fut reçue comme l’enfant prodigue, puis partit pour Bruxelles. C’est de là qu’elle eut avec Grétry une correspondance bien intéressante, dont je ne puis donner ici qu’un échantillon, suffisant d’ailleurs à faire connaître quelles étaient leurs relations. Elle avait, en apprenant la mort de sa femme, écrit aussitôt au vieux maître, et celui-ci lui adressait, en réponse, ces quelques lignes touchantes :

« 
Paris, 13 mai 1807.

Oui, mademoiselle et bonne amie, je crois à vos sentiments pour moi ; vous ressentez une partie de mes maux ; ils sont affreux, et je suis certain que je ne retrouverai le repos que dans la tombe. Je parts (sic) pour la campagne ; des amis veulent bien m’y suivre ; mais que trouverai-je là ? Jeannette, toujours Jeannette, qui ne me répondra plus.

Adieu, chère bonne amie, je vous embrasse de tout mon cœur.

Grétry.
 »


Engagée au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, aux appointements de 400 francs par mois, Mlle Desbordes y avait débuté le 4 mai 1807 dans la Femme jalouse, comédie de Desforges, et dans une Heure de mariage, de d’Alayrac. Elle n’y devait rester cette fois qu’une année. Elle alla passer quelques années ensuite à Bordeaux, puis fut engagée à Paris, à l’Odéon, pour y tenir l’emploi des jeunes premières de comédie et de tragédie. Son début, très heureux, eut lieu dans une comédie de Pigault-Lebrun, Claudine de Florian, le 27 avril 1813. Elle resta deux ans à ce théâtre, où, pour sa représentation à bénéfice, le 16 mai 1815, on donnait pour la première fois une comédie en trois actes et en vers de Dorve et Dumaniant, les Querelles de ménage. Elle retourna à Bruxelles, où elle allait demeurer du 15 août 1815 au mois d’avril 1819, et où elle devint tout à fait l’enfant gâtée du public. On aura une idée de l’impression qu’elle produisait par ces lignes qu’un critique belge, J.-B.-D. Vautier, publiait sur elle trente ans après, en 1847 ; le jugement est intéressant :

« Je me rappelle l’époque où, actrice de la façon qu’elle est poète, Mme Desbordes-Valmore embellissait notre scène par son organe et son jeu. Je fus témoin, comme beaucoup de mes lecteurs, de ses triomphes dans la comédie et la tragédie ; et nous admirions tous cette exquise sensibilité qui lui faisait prêter son âme aux personnages qu’elle représentait. Au temps des brillantes soirées de Joanny, Mme Desbordes-Valmore, sous les traits de la fille d’Agamemnon, enleva nos suffrages par sa déclamation pleine de douceur, véritable élégie en action. Ce qui lui avait été refusé du côté de la physionomie, les grâces décentes de sa diction et de son maintien nous le rendaient amplement. Elle n’était pas élève de l’art, mais celui de son instinct, et cet instinct, tout dramatique, la secondait à merveille. Dans les rôles passionnés, dans ceux surtout qui avaient quelque rapport de situation avec les événements qui, par intervalle, ont rembruni son existence, Mme Desbordes-Valmore se laissait aller à une émotion tellement visible que, sans la présence d’esprit de ses camarades, l’actrice aurait pu faire oublier la pièce et le personnage. Nos yeux ont bien souvent surpris de véritables larmes dans les siens. Chose assez rare, la gaîté folâtre n’était pas moins son élément que la tristesse et la mélancolie. Légère alors et sémillante, elle animait la scène par un langage plein d’une vivacité malicieuse. Voilà ce que je n’ai pas oublié… »


On conviendra que pour mériter de tels éloges, le talent que portait à la scène Mme Desbordes-Valmore devait être particulièrement remarquable. On a vu d’ailleurs ceux que, toute jeune et à l’aurore de sa carrière dramatique, elle avait obtenus lors de sa courte apparition à l’Opéra-Comique. Ses qualités n’avaient évidemment pu que grandir par le travail et l’expérience. Il est assez rare, au surplus qu’un même artiste réussisse à se faire applaudir sur deux scènes de genres aussi différents que celles de l’Opéra-Comique et de l’Odéon, et l’on peut dire que Mme Desbordes-Valmore offre un exemple peu commun sous ce rapport. En quittant Bruxelles, où, en 1817, elle avait épousé Valmore, son camarade de la Monnaie, artiste distingué lui-même, elle suivit son mari au Grand-Théâtre de Lyon, où elle continua, pendant deux années, de tenir son emploi de jeune première. Puis, en 1822, elle quitta définitivement le théâtre, pour se consacrer uniquement aux soins de la famille et à l’éducation de ses enfants.

Ces quelques détails relatifs à la carrière scénique de Mme Desbordes-Valmore complètent l’histoire de la vie de cette femme si remarquable et si intéressante.

Arthur Pougin.

SUR LE JEU DE ROBIN ET MARION

D’ADAM DE LA HALLE
(Suite.)

Il résulte de ces observations que si, par sa forme, le Jeu de Robin et Marion mérite le nom de premier opéra-comique par le procédé de composition, l’œuvre diffère essentiellement de l’opéra-comique moderne, puisque toute la partie musicale, au lieu d’être composée spécialement, a été empruntée à des chansons préexistantes. Ce procédé se rapprocherait plutôt de celui du vaudeville ; mais encore n’est-ce pas tout à fait cela, car, dans le vaudeville, des couplets nouveaux sont composés sur des airs connus, tandis qu’ici l’emprunt porte sur la chanson tout entière, musique et paroles. Cette méthode, en réalité, est particulière au moyen âge.

En faisant ces observations, je ne crois porter aucune atteinte à la considération que l’on doit à Adam de la Halle. Si, en composant le Jeu de Robin et Marion, il ne fut pas un génie créateur dans le sens moderne du mot, du moins a-t-il eu un mérite qui n’est pas moindre : celui de condenser, de résumer en une seule œuvre ce qu’il y eut à son époque de plus significatif, de plus spontané, de plus digne de

  1. Dans la Nouvelle Revue des 1er et 15 février 1894.