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LE MÉNESTREL

Ses deux premiers vers figurent déjà dans une pastourelle anonyme que Bartsch range parmi les œuvres des plus anciens trouvères, et, d’autre part, ils forment le refrain du troisième couplet d’une pastourelle de Perrin d’Angecourt, dont tous les refrains (au nombre de cinq), conformément à une pratique précédemment expliquée, sont eux-mêmes empruntés à des chansons populaires antérieures : or, ce morceau, datant du milieu du xviiie siècle, est par conséquent d’une trentaine d’années antérieur à la composition de Robin et Marion[1]. — Le même fragment, avec la musique notée, se trouve aussi dans un motet du manuscrit de Montepellier[2], dont la composition a été encore attribuée à Adam de la Halle sans aucune raison plausible.

L’autre morceau manifestement emprunté à un poème antérieur est le fragment de la chanson de geste, ou plutôt de la parodie de chanson de geste : Audigier, dit Raimberge….. L’épopée burlesque d’Audigier, que M. Gaston Paris dit « fort ancienne », est une production grossière et d’une verve ultra-gauloise, dont le vers mentionné nous donne une idée suffisante : elle était si bien jugée pour telle dès le moyen âge que le personnage qui la chante dans le Jeu de Robin et Marion est interrompu dès le premier vers par Robin, qui lui reproche de dire des choses inconvenantes devant Marion, et le traite de « sale ménestrel », « ors menestreus ! » Ce fragment n’en est pas moins précieux pour nous, car il n’est pas douteux que son chant, dont la gravité fait un contraste comique avec les paroles, soit le même que celui des chansons de geste proprement dites : nous possédons ainsi le seul vestige qui nous soit parvenu des formules mélodiques sur lesquelles se chantaient nos antiques épopées, à commencer par la Chanson de Roland.

Nous pouvons ajouter sans crainte le couplet chanté par le chevalier à sa première sortie : Hui main je kevaucoie lès l’orière d’un bois, qui n’a pas été identifié, que je sache, avec une autre chanson positivement connue comme antérieure, mais qui ressemble si parfaitement aux premiers couplets de toutes les pastourelles qu’il n’est pas douteux qu’il ait été pris à l’une d’elles.

Le morceau de musique le plus développé et le plus scénique qu’il y ait dans Robin et Marion est le dialogue dans lequel le berger demande à la bergère son chapeau de fleurs ; mais pas plus que le reste il n’a été composé spécialement pour la pièce : on s’en convaincra par la confrontation suivante des couplets formant refrain au commencement et à la fin du duo avec un fragment d’une autre pastourelle :

Bergeronnette, Bargeronnette,
Douche baisselette, Très douce compaignette,
Donnés le mi, vostre capelet, Donneiz moi vostre chaipelet,
Donnés le mi, vostre capelet. Donneiz moi vostre chaipelet.

Quant aux autres, s’ils ne nous ont pas été conservés, ils ne sont pas moins sûrement dans le même cas : leur musique même, franche de tonalité et de rythme, serait, à elle seule, une garantie suffisante de leur origine populaire. Quelques-unes de ces chansons ont un assez grand nombre de couplets pour que nous puissions les croire complètes ; ce sont principalement : la chanson Robin m’aime, dont la forme libre correspond à trois couplets (le 3e reproduisant le premier, le second plus long d’un vers et du refrain : A leur i va) ; — les deux couplets alternativement dits par Marion et Robin à l’entrée du berger, et leur dialogue amoureux : Bergeronnette, douche baisselette, qui, au point de vue musical, peut être partagé en quatre couplets irréguliers ; — la chanson de danse : Robin, par l’âme ten pere, à cinq couplets alternés ; enfin les deux couplets de la chanson : J’ai encore un tel pasté.

Tous les autres morceaux sont très courts et semblent formés soit de simples refrains (généralement de chansons à danser), soit de couplets isolés empruntés à des morceaux plus longs : dans ce dernier cas, on peut ranger en toute confiance le couplet de pastourelle du chevalier, avec son refrain rustique deux fois repris : Trairi deluriau deluriau delurèle, et le vers de la geste d’Audigier.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

Un autre Allemand, répondant au nom de Kreyser, se donnait beaucoup moins de mal pour cultiver la musique. Il avait obtenu, par faveur spéciale, la permission d’avoir dans sa chambre un clavecin sur lequel il exécutait, non sans mérite, tout le répertoire lyrique du temps.

En outre, un ancien trésoier des guerres à Metz, Monicard, enfermé comme suspect de malversations à la Bastille, y chantait et y dansait jusqu’à une heure avancée de la nuit pour la plus grande satisfaction de ses voisins. L’un d’eux, un révérend père capucin, Florend de Brandebourg, le pire des espions allemands, prenait plus que personne sa part de ces auditions. Il y perfectionna son éducation musicale, et de la plus singulière façon du monde. Renneville s’amusait à le voir, la tête sur le plancher, l’oreille contre un trou pratiqué par un détenu, passer des nuits entières à apprendre les « chansons les plus moëlleuses » de Monicard, qu’il répétait ensuite de « sa voix capucinale ».

L’Histoire de l’Inquisition française nous a conservé un choix des chansons favorites du R. P. Florent. Elles datent de 1711. Voici d’abord la note grivoise :

Lucas a dans sa famille
Douze enfants se portant bien.
Il court le bruit par la ville
Que si chacun reprend le sien,
Le sieur Lucas n’aura plus rien.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Puis la note bachique :

L’éclat des grandeurs m’importune ;
Mille ennuis troublent la fortune ;
Elle est moins stable que Neptune.
Sous les étendards
D’amour on souffre trop de peine ;
Et sous ceux de Mars
La vie est incertaine.
Chercher les hasards
Est une chimère vaine.
Tombeau du chagrin,
Bon vin, bon vin,
Toi seul, tu peux faire un heureux destin.

Prendre pour garant de sa vie,
Sur mer, une planche pourrie,
Ah Dieui ! quelle étrange folie !
Fi, fi des marins !
Les vents sont grands, la mer profonde,
Souvent les marsouins
Leur y servent de tombe.
Pour moi, qui surtout crains
De m’enivrer de l’onde,
S’il n’est une mer de vin,
De vin, de vin,
Je veux finir sur terre mon chagrin.

Ce religieux, à morale indépendante, avait pour imitateurs des laïques que n’eût pas désavoués Tartufe et qui trouvaient le moyen de scandaliser Renneville :

« … J’ai connu certain prisonnier, dit notre auteur, qui n’était pas plus tôt rentré dans sa chambre, à la sortie de la sainte table, que, loin de prendre les exercices de Sainte Thérèse après la communion, ou la pratique de Saint François de Sales, il se mettait à chanter des chansons que Lulli et d’autres musiciens moins dévots encore que lui n’avaient pas composées pour être chantées devant le tabernacle du Dieu vivant. Au contraire, ces hymnes dévergondés étaient plutôt à l’honneur de Bacchus et de Vénus, et auraient mieux convenu à des bacchantes qu’à un béat régénéré.

Après quoi, il dansait les Matassins avec toute autre chaussure que des escarpins.

Jamais Pantalon avec sa barbe de bouc, ni Scaramouche ne firent des gambades plus risibles. »


Mais on n’exécutait pas que de la musique amoureuse, bachique ou bouffonne à la Bastille. Là, plus que partout ailleurs, la tragédie côtoyait souvent de près la comédie ; et le Miserere du château d’Amboise y donnait aussi sa note, rarement il est vrai, mais trop encore pour l’honneur du grand règne. Nous n’en voulons pour preuve que le martyre du ministre Cardel. Peut-être eussions-nous douté de sa réalité, si nous avions dû nous en rapporter au seul

    formule mélodique analogue, sur d’autres paroles (flamandes), dans certains morceaux de l’intéressant recueil de Chants populaires flamands, recueillis et publiés en Belgique par MM. Adolphe Lootens et J.-M.-E. Feys. De même, une ronde flamande recueillie par de Coussemaker (Chants populaires des Flamands de France, page 341) reproduit presque note pour note la mélodie de la chanson de danse qui termine le Jeu de Robin et Marion : « La sentêle, la sentêle », etc.

  1. Carl Bartsch, Romances et Pastourelles, p. 196 et 295.
  2. no CCXXVII du Recueil de Motets français, publié par M. Gaston Raynaud.