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LE MÉNESTREL

Malgré sa longueur, son parti pris de dénigrement et la platitude de son style, l’Histoire de l’Inquisition française, que Renneville écrivit à l’aide de ses souvenirs, n’est pas dénuée d’intérêt. Elle nous renseigne amplement sur la vie intime de cette mystérieuse forteresse que la volonté du maître et la raison d’État tenaient fermée à tous les regards. Sans doute, la sincérité de l’auteur est sujette à caution, mais tout n’est pas erreur ni mensonge dans ses récits, et nous avons pu nous assurer, en les contrôlant avec les pièces officielles, que Constantin de Renneville disait quelquefois la vérité. S’il est souvent injuste pour ses gardiens, il n’est que trop véridique quand il dévoile les turpitudes de ses compagnons de captivité, cette tourbe d’Anglais ou d’Allemands, de huguenots ou de juifs, qui faisaient alors métier d’espionnage et qui, depuis, ont trouvé tant de successeurs.

Tous vivaient en commun, aux différents étages de chaque tour, mangeant, buvant, chantant, s’enivrant, s’injuriant et s’entre-tuant, jusqu’au moment où le gouverneur, excédé d’un tel scandale, faisait jeter les plus turbulents au cachot. Les cinq volumes de l’Inquisition française abondent en scènes de ce genre, descriptions souvent passionnées, mais toujours écœurantes. Renneville y distribue le blâme ou l’éloge suivant ses affections particulières ; et parfois, comme nous l’avons déjà constaté, il rencontre juste. C’est précisément dans la galerie de portraits où il fait figurer, pêle-mêle, amis et ennemis, que nous trouvons les originaux des musiciens embastillés à cette époque.

L’un d’eux était le frère d’un capitaine allemand, Schrader de Peck, dont la détention, plus longue encore que celle de notre auteur, n’était pas moins justifiée. Renneville tient en très haute estime son « compagnon de Bastille », qu’il dit « du meilleur naturel du monde et fort adroit de ses mains ».

En tout cas, son esprit industrieux trouvait autour de soi matière à s’exercer : « Avec le fil qu’il tirait de ses draps et de nos serviettes, affirme Renneville, il faisait divers ouvrages, entre autres du galon et des cordes d’une bonté merveilleuse. Ce fut lui qui commença les échelles avec lesquelles M. l’abbé comte de Bucquoi s’est sauvé de la Bastille. »

On sait que cette évasion, qui a stimulé la verve de tant d’écrivains, entre autres celle de Gérard de Nerval, fut difficile et mouvementée.

Schrader était le génie même de l’invention :

« Sans le secours d’autres outils que ceux que lui fournissaient les os des vaches qu’on nous donnait à manger, il faisait des aiguilles, des couteaux, des cuillers, plusieurs instruments de musique, entre autres des flageolets, des flûtes et des violons, dont il jouait fort agréablement. »

(À suivre.)

Paul d’Estrée.

NOUVELLES DIVERSES


ÉTRANGER

De notre correspondant de Belgique (25 juin). — Mlle Kutscherra ayant cessé de plaire dès sa première soirée de début à l’Opéra, c’est la Monnaie qui hérite de l’exubérante « cantatrice wagnérienne ». MM. Stoumon et Calabrési lui ont ouvert les bras en lui signant un engagement qui la consolera probablement de l’ingratitude des Parisiens.. Elle débutera à Bruxelles dans le rôle d’Elsa de Lohengrin.

Le Conservatoire vient de faire, par la mort de Ferdinand Kufferath, une perte particulièrement sensible et cruelle. Ferdinand Kufferath y dirigeait depuis vingt-cinq ans le cours de contrepoint et de fugue avec un talent qui n’avait d’égale que l’extrême modestie de son caractère et de sa personne. C’était un homme d’une valeur supérieure, un vrai « puits de science », ne faisant jamais parler de lui, se dissimulant, vivant avec lui-même et répandant en silence les trésors de son esprit. Combien rares sont aujourd’hui les hommes de cette sorte ! Il y a, dans le Thomas Graindorge de Taine, une figure d’artiste, Wilhelm Kittel, qui semble le portrait même de Ferdinand Kufferath : « Il n’a pas songé à la gloire. L’intrigue lui a fait peur. Il a préféré ne pas étaler ; il est resté chez lui, lisant ses partitions, allant étudier les oratorios aux bibliothèques. Il a même fini par ne plus venir aux concerts ni aux théâtres : une exécution de parade, des gargouillements de chanteuse, la niaiserie des applaudissements lui dérangeant ses rêves ; il prétend qu’on n’entend bien un opéra qu’au piano. Cinq ou six compositeurs célèbres le connaissent, de temps en temps vont le relancer chez lui, le respectent et sont contents quand il dit « C’est bien ! » Il accepte rarement un dîner en ville de peur qu’on ne lui demande une sonate au dessert comme accompagnement du café et de la chartreuse. Selon lui la musique est une conversation intime ; on ne s’épanche pas pour une tasse de thé ou pour une poularde, et surtout on ne fait pas ses confidences à des inconnus. »

Avec Kufferath, disparaît certainement une des figures de musiciens les plus honnêtes, les plus fières, les plus estimables. Il avait 78 ans et était né à Mulheim. Après avoir fait à Leipzig de brillantes études avec Mendelssohn dont il fut le dernier élève, il s’était établi à Bruxelles depuis plus de cinquante ans. Il a laissé des compositions symphoniques distinguées, et eut de vifs succès comme pianiste et comme organiste. Pendant deux ou trois ans, il fut (détail peu connu) attaché à la personne du roi des Belges Léopold Ier, à qui il venait jouer, tous les soirs, au piano, les partitions d’opéra les plus nouvelles ; notre premier roi avait des goûts musicaux, qu’il n’a point légués à son fils.

M. Gevaert faisait le plus grand cas de Ferdinand Kufferath, et le vide que cette mort creuse au Conservatoire sera très difficilement comblé. Il est probable que c’est M. Joseph Dupont, actuellement premier professeur d’harmonie, qui prendra la classe de contrepoint ; M. Paul Gilson, le jeune compositeur qui s’est si brillamment révélé en ces derniers temps, entrerait au Conservatoire, où il occuperait la place de M. Joseph Dupont. Un autre candidat paraît cependant avoir des chances non moins sérieuses : c’est M. Léon Du Bois, deuxième chef d’orchestre de la Monnaie et premier chef des concerts du Waux-Hall.

L. S.

Dernière heure : D’après de nouveaux renseignements, ce ne serait ni à Gilson, ni à Du Bois que reviendrait la succession de M. Kufferath, au Conservatoire de Bruxelles. Ce serait M. Edgar Tinel, directeur de l’école de musique religieuse de Malines, qui serait nommé professeur.

— L’archiviste de la surintendance générale des théâtres impériaux de Vienne, M. A.-J. Weltner, vient de publier un rapport sur l’Opéra impérial pendant la dernière saison. Le théâtre a donné 319 représentations, dont 7 matinées, et a joué 61 opéras différents et 21 ballets ! De ces ouvrages, 4 opéras et un ballet ont été joués pour la première fois au cours de cette saison, et parmi eux la Navarraise, de Massenet. Mme Kaulich a chanté 101 fois, et la basse Reichenberg 100 fois ; ces deux artistes détiennent un « record ». Les premiers ténors, MM. Van Dyck et Winckelmann, n’ont chanté que 50 fois. Il est intéressant de constater que les œuvres françaises ont été jouées à Vienne beaucoup plus souvent que celles de Richard Wagner, qui est néanmoins le compositeur allemand le plus favorisé. On a joué 9 opéras de Richard Wagner qui ont fourni en tout 37 représentations ; à lui seul, Lohengrin a été joué 8 fois. Rienzi et l’Or du Rhin sont les œuvres de Wagner qu’on ne joue à Vienne que très rarement, et les Fées y sont encore inconnues.

— La Chambre des députés de Bavière, dans sa discussion relative à la subvention accordée à l’Opéra de Munich, a critiqué l’augmentation du prix des places au théâtre Wagner, de Bayreuth. Or, on écrit de Bayreuth aux journaux allemands que cette critique n’est pas fondée. Le prix des places n’a pas été modifié depuis 1879, ni en plus ni en moins, parce que les dépenses d’exercice pour une période si courte d’activité sont considérables et n’ont pas permis jusqu’ici de penser à une réduction. Les représentations de 1876 avaient laissé un déficit de 250.000 marks (312.500 francs). Wagner espérait qu’il lui serait accordé une subvention du Reichstag ou d’un prince allemand quelconque, mais n’ayant pas obtenu le plus léger subside, il vendit au directeur Angelo Neumann tous les décors et accessoires des Nibelungen et conclut un emprunt à la Caisse royale de Munich, emprunt garanti et amorti par la cession de tous les droits d’auteur qui lui reviendraient pour la représentation de ses ouvrages sur la scène de Munich. Depuis 1882 jusqu’aujourd’hui, les représentations à Bayreuth de Parsifal, de Tristan, des Maîtres Chanteurs, de Tannhäuser et de Lohengrin ont donné régulièrement, en moyenne, un bénéfice de 50, 000 marks par année ; mais cette somme a toujours été versée au fonds de réserve, qui s’élève actuellement à 300.00 marks et qui sert pour la mise en scène des opéras qui jusqu’à ce jour n’ont pas encore figuré au répertoire du théâtre de Bayreuth. Cette année, par exemple, où l’on a dû refaire complètement les décors et les costumes de l’Anneau du Nibelung, il ne restera pas grand’chose de ce fonds de réserve : la dépense est considérable, et le produit net des représentations suffira à peine à couvrir les frais ordinaires de l’exercice. Mme Cosima Wagner, ajoute-t-on, a toujours considéré Bayreuth comme une entreprise purement artistique et désintéressée, uniquement destinée à glorifier l’œuvre du maître.

— À Bayreuth ont commencé les répétitions pour la reprise du cycle l’Anneau du Nibelung. Aucun artiste de la création, de 1876, ne prend part à cette reprise, à l’exception de M. Vogl, le célèbre ténor de l’Opéra de Munich, qui chantera encore, dans l’Or du Rhin, le rôle de Loge, qu’il a créé d’une façon si remarquable il y a vingt ans. Mme Materna vit toujours — elle donne même actuellement des concerts quelque part dans l’ouest de l’Amérique — mais elle ne conduira plus Grane, le cheval noir de la Valkyrie, sur les planches de Bayreuth. L’une des sœurs Lehmann est encore sur la brèche, mais elle ne chantera pas non plus à Bayreuth ; l’autre s’œur s’est retirée de la scène. Plusieurs artistes de 1876 ne sont plus de ce monde, entre autres la célèbre basse Scaria, qui a créé le rôle de Wotan. Mais ce qui manquera surtout à la reprise de cette année, c’est le génie du vieux maître qui, en 1876, avait animé tout le monde sur la scène ; la tradition subsiste encore, mais nous doutons fort qu’elle soit à même de suffire, en dehors de l’orchestre, confié à M. Hans Richter.

— À Wechmar, près de Gotha, le conseil municipal a fait apposer une inscription sur la maison qu’habitait, vers 1600, Veit Bach, l’ancêtre de la famille du grand cantor de Leipzig. Veit Bach, dont J.-S. Bach a souvent