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LE MÉNESTREL

P.-S. — Ce n’est pas à moi qu’il appartient de rendre compte de la représentation du Jeu de Robin et Marion qui a eu lieu dimanche dernier à Arras, et dont nos confrères de la presse parisienne ont eu un avant-goût par la répétition générale (incomplète d’ailleurs) dont il a été rendu compte ici. Du moins, puisque les circonstances ont fait de moi, pour un soir, le subrogé de l’auteur, qu’il me soit permis de parler en son nom ; non pas qu’Adam de la Halle m’en ait chargé : il est mort ! Mais je suis bien certain que si, du haut du ciel, sa demeure dernière, il a pu assister à la résurrection de son œuvre, il a dû tressaillir de joie en se voyant si bien compris et interprétés avec tant de bonne grâce, d’intelligence et de talent par les artistes de l’Opéra-Comique dont on a déjà dit les mérites : Mme Molé-Truffier, Mlle Vilma, MM. Viala, Bernaert, Ducis, Viannenc et Dupuis. Sa reconnaissance n’aura pas manqué d’aller surtout à M. Carvalho, qui n’a rien su refuser au plus ancien prédécesseur des Monsigny, des Grétry, des Boieldieu, — voire des Messager et des Cahen… Enfin son cœur d’Artésien a sûrement battu très fort lorsqu’il a vu son œuvre acclamée par les modernes habitants de sa ville natale, pour qui le proverbe

« Nul n’est prophète en son pays » n’est pas vrai, — du

moins quand il y a six cents ans qu’on est mort ! — En mon nom personnel, enfin, je dois tous mes remerciements à la Société philharmonique d’Arras, qui a prêté son concours le plus dévoué à l’exécution orchestrale, et qui, dans de trop rapides répétitions, a eu la patience de travailler sous la férule d’un chef exigeant et grincheux, — lequel ne regrette pas de l’avoir été d’ailleurs, puisque, par là, une excellente exécution a pu être obtenue.

(À suivre.)

J. T.

MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

ii
La Bastille de la légende et la Bastille de l’histoire. — Pélisson et la musette du Basque. — Araignées et souris mélomanes. — La guitare du Masque de fer. — L’histoire de l’Inquisition française. Portrait de l’auteur, Constantin de Renneville, et de ses compagnons de captivité ; Schrader de Peck et ses violons en os de vache ; les virtuoses Kreyser et Monicard ; le répertoire lyrique d’un capucin ; les hymnes du ministre Cardel. — Le duo d’Iphigénie à la Bastille. — Le flageolet de Latude. — Les psaumes d’un mystique. — Les vocalises de la comtesse de la Motte. — La sourdine de Tort de la Sonde. — Un prisonnier professeur de clavecin pour les jeunes filles de la maison.

On a beaucoup écrit, et partant raisonné ou… déraisonné sur la vie intérieure de la Bastille. Des écrivains ont affirmé que le célèbre château fort était creusé d’oubliettes et peuplé de cachots, qui s’ouvraient pour engloutir, vivants ou morts, les martyrs du pouvoir despotique. D’autres ont représenté cette prison d’État comme une sorte de maison de santé, où les grands seigneurs venaient se remettre des émotions d’une vie trop agitée. Certains en ont fait même la retraite des gens de lettres, qui trouvaient dans ce paisible asile une table et un logis autrement confortables que leur pitance quotidienne et leur misérable grenier.

Or, la Bastille n’était — et nous parlons surtout de la Bastille du xviie siècle — ni ce réceptacle d’horreur, ni ce lieu de plaisance que nous exhibe la légende, commentée par des imaginations complaisantes. Si, quelquefois, des gentilshommes impatients de toute autorité et des pamphlétaires d’humeur trop maligne expiaient joyeusement et brièvement leurs prétendus crimes à la table du gouverneur, le plus grand nombre subissait une captivité réelle, c’est-à-dire étroite, rigoureuse et souvent fort longue. Sans doute, si le gouverneur ne prélevait pas sa dîme sur les sommes affectées par la maison du Roi à la nourriture et à l’entretien des prisonniers, ceux-ci n’avaient pas trop à souffrir, quant aux exigences de la vie matérielle ; mais la contrainte morale n’en était que plus pénible. C’était déjà pour eux une grâce inespérée que de pouvoir correspondre avec leurs parents et leurs amis : mais les lettres passaient sous les yeux de la police et restaient entre ses mains, du moment où elle parlaient de toute autre chose que des intérêts pécuniaires du détenu : encore celui-ci devait-il rendre un compte exact du papier qui lui était remis pour cette correspondance. Il ne pouvait recevoir qu’un certain nombre de livres, qui tous étaient examinés feuille par feuille. Les visites, très rares, de la famille ou des hommes d’affaires, n’étaient autorisées qu’en présence d’un officier du château. C’était à cette seule faveur que se bornaient les rapports des prisonniers avec le dehors ; et, bien entendu, elles étaient le prix de leur docilité, de leur patience et de leur résignation. Mais, sauf ces rares exceptions, tous vivaient dans la solitude et dans l’isolement : ils savaient à quelle heure avait commencé leur supplice, ils ignoraient quel jour le verrait finir : le bon plaisir d’un ministre en déterminait seul la durée. Aussi ne se lassaient-ils pas de lui écrire, à lui ou au lieutenant de police, pour implorer leur miséricorde. Mais les fonctionnaires restaient sourds à leurs supplications : souvent même ils n’y répondaient pas. Sans doute, la plupart de ces misérables étaient fort peu intéressants : c’étaient des espions, des intrigants, des maîtres chanteurs ; mais leur peine, qui n’était sanctionnée par aucun jugement, était-elle proportionnée à leur faute ? Une captivité dont il est impossible de prévoir le terme n’est-elle pas la pire de toutes ? Et il suffit de parcourir les lettres désespérées, contenues dans les Archives de la Bastille, pour reconnaître qu’à cet égard le Château du Roi était un lieu de tristesse et de désolation, le vrai type des prisons d’État.

Plusieurs de ses pensionnaires demandèrent à la musique l’oubli momentané de leurs maux.

En 1661, Pélisson, qui devait être plus tard l’historien de l’Académie Française, avait été enfermé à la Bastille, en même temps que le surintendant Fouquet, dont il était un des premiers commis. Bien qu’il n’existât contre lui d’autre preuve de prévarication que celle de son dévouement à une grande infortune, Pélisson resta plusieurs années à la Bastille. Il avait conservé avec lui deux de ses valets, l’Allemand et le Gascon, qui, suivant le règlement observé dans toutes les prisons d’État, ne pouvaient, sous aucun prétexte, sortir du château. Pélisson obtint cependant que l’un d’eux fut remplacé par le Basque, dont le talent sur la musette offrait à ses ennuis une puissante diversion.

Le futur académicien, l’amant platonique de la célèbre Mlle de Scudéry, est certainement moins connu par cette particularité, très véridique, que par l’historiette, très fausse, de son araignée, sa compagne de prison, méchamment écrasée sous le pied d’un pote-clefs brutal. Cette légende a dû se greffer sur une autre anecdote, dont Bourdelot certifie l’authenticité dans son Histoire de la musique et qui met également en scène, à la Bastille, un détenu, un geôlier, une et même plusieurs araignées, le tout accompagné d’une légion de souris.

Un capitaine du régiment de Navarre avait été embastillé pour avoir parlé un peu trop librement de Louvois. En dépit règlements qui interdisaient toute espèce de musique dans les prisons d’État — nous avons dit qu’ils fléchissaient au gré du gouverneur — celui-ci autorisa le capitaine à jouer du luth. L’officier usa largement de la permission.

Et quel ne fut pas son étonnement ! Pendant qu’il exécutait un air de Lulli, il vit apparaître, timidement d’abord, puis un peu plus hardiment, des souris, qui sortaient de leur trou et des araignées qui descendaient de leurs toiles, auditoire inattendu de ce concert improvisé. La musique cessant, les bestioles regagnaient chacune leur logis respectif. Notre virtuose en compta bientôt une centaine autour de lui ; et comme il était vraisemblablement doublé d’un observateur, il pria le geôlier de lui apporter un chat dans une cage. Comme on voit, la Bastille présentait quelques points de ressemblance avec l’arche de Noé.

Le désir de l’officier fut satisfait. La présence du félin, enfermé comme un simple prisonnier de la Bastille, n’intimidait que médiocrement les souris, qui étaient, paraît-il, des Lullistes convaincues. Mais le capitaine ouvrait-il brusquement la porte de la cage, que la gent souriquoise fuyait dans toutes les directions, dénouement tragique qui achevait de désopiler la rate du musicien.

En terminant son récit, Bourdelot ajoute, non sans naïveté, qu’il n’eût jamais cru à l’anecdote, si l’intendant de la duchesse de Villeroi, un homme digne de foi, ne lui en eût certifié l’exactitude.

Nous faut-il admettre également avec Voltaire, bien informé, prétendait-il, sur ces menus faits, que le Masque de fer cherchait à tromper les ennuis de son éternelle solitude en jouant de la guitare ?

L’auteur qui nous renseigne encore le mieux sur les habitudes musicales des prisonniers de la Bastille, vers la fin du règne de Louis xiv, est ce Constantin de Renneville qui fit paraître en Hollande, sous le titre de l’Inquisition française ou Histoire de la Bastille, le récit de sa propre détention, longue de onze années. C’était un assez vilain personnage que Constantin de Renneville. Tantôt catholique, tantôt calviniste, mais toujours à court d’argent et ne reculant devant aucune vilenie pour satisfaire autant ses goûts de dépenses que sa soif d’intrigues, cet aventurier espionnait en Allemagne au profit de la France, et réciproquement. Le cabinet de Versailles finit par le convaincre d’infidélité et le fit conduire à la Bastille.

Constantin de Renneville y resta jusqu’à « la conclusion de la paix » ; c’était la formule consacrée qui justifiait l’internement prolongé des espions avérés et quelquefois, hélas ! de simples suspects.