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LE MÉNESTREL

extrême, et la plupart de ces chansons, tant modernes que primitives, se ressemblent beaucoup entre elles. Elles commencent généralement, sous forme narrative, par cette phrase type : L’autre jour j’allais promener. Exemples :

L’autrier chevauchoie de lez Paris.
L’autrier, quant je chevauchoys
A l’orée d’ung vert bois.

Souvent le narrateur précise l’heure de cette promenade, qui a lieu généralement le matin :

Je me levay par un matin,
La fresche matinée.
L’autrier, par la matinée,
Entre un bois et un vergier.

Ce dernier vers nous indique le lieu de la scène, qui est ainsi fixé immuablement dès le début, et n’est jamais autre qu’un pré, ou un vergier, ou un jardin. C’est là que le personnage récitant pénètre : il y trouve une bergère gardant ses moutons ; la place de cette dernière est « à l’ombre d’un buissonnet », ou « au bord d’une fontaine ». Dans le cas plus rare où le récit est fait par la bergère elle-même, c’est elle qui fait la rencontre de son berger, ou du seigneur. Suit un dialogue amoureux, dont les détails varient, mais d’où résulte généralement l’un des trois dénouements que voici : si l’interlocuteur est un berger, il sera heureux ; si c’est un seigneur, il est renvoyé à son château ; ou bien lui-même est témoins des tendres confidences de la bergère et du berger. Un quatrième cas peut se présenter : celui où le seigneur a affaire à une femme mariée ; il est alors sûr du succès. »

Nous ne serions guère embarrassés s’il fallait citer des spécimens de chansons, soit antérieures, soit postérieures à Adam de la Halle, où cette situation se trouve exposée : elles sont innombrables. Sans aller plus loin, nous trouverons un couplet de ce genre chanté dans le « Jeu » même de Robin et Marion ; c’est à la fin de la première entrevue de Marion et du chevalier, quand celui-ci s’éloigne accompagné par l’ironique Trairideluriau de la bergère : lui-même répond en commençant une chanson qui semble commenter sa propre mésaventure :

Hui main je kevaucoie lès l’oriere d’un bois,
Trouvai gentil bergiere, tant belle ne vit rois.

(Ce matin je chevauchais vers la lisière d’un bois, je trouvais gentille bergère : un roi n’en vit pas de si belle).

La poésie courtoise de la même époque nous offre de nombreux exemples analogues. Telle est cette chanson d’un grand seigneur contemporain de saint Louis, Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre : la mélodie, majeure, a une fraîcheur et une grâce toute moderne, et la poésie reproduit si exactement la situation de la première scène du Jeu de Robin et Marion qu’on en retrouve même les expressions caractéristiques :

L’autrier, par la matinée,
Entre un bois et un vergier,
Une pastoure ai trouvée
Chantant pour soi envoisier ;
Et disoit un son premier :
« Chi me tient li maus d’amor ! »
Tantost cela part m’entor
Ke je l’oï desraisnier,
Si li dans sans delaier,
« Bele, Diex vous doint bonjor. »

(L’autre jour, par la matinée, entre un bois et un verger, j’ai trouvé une bergère chantant pour se distraire ; et elle disait une première chanson : « Combien me tient le mal d’amour ! » Aussitôt que je me trouvai à cette place où je l’entendis chanter, je lui dis sans hésiter : « Belle, que Dieu vous donne bon jour. » )

Deux siècles plus tard, nous retrouvons la même scène, presque dans les mêmes termes, au début d’une chanson (no XXIX des Chansons du XVe siècle, publiées par M. Gaston Paris, musique notée par M. Gevaert) :

L’autrier, quant je chevauchoys
A l’orée d’un vert boys,
Trouvay gaye bergère :
De tant loin qu’ouy sa voix
Je l’ai araisonnée.
Tanderelo !
Dieu vous adjust, bergère !

Au XVIIe siècle, ce début est légèrement modifié, ainsi qu’il suit :

Il estoit une fillette — qui alloit glaner ;
A fait sa gerbe trop grosse, — ne la peut lier.
Par ici y est passé — un brave chevalier.
Il l’a priée d’amourette, — ne l’a refusé[1].

Un siècle plus tard, même énoncé, au début d’une chanson intercalée dans Annette et Lubin, de Mme Favart (1762) :

Il était une fille, — une fille d’honneur
Qui plaisait fort à son seigneur.
En son chemin rencontre — ce seigneur déloyal
Monté sur son cheval.

Mettant le pied à terre, — entre ses bras la prend :
 « Embrasse-moi, ma belle enfant.
» — Hélas ! ce lui dit-elle, — le cœur transi de peur,
 » Volontiers, Monseigneur. »

Double rapprochement curieux : dans l’opéra-comique de Mme Favart, ces couplets sont chantés sur l’air bien populaire d’une de nos chansons les plus anciennes et les plus célèbres, la Pernette ; d’autre part, il y a, dans la dernière partie des Saisons, d’Haydn, une chanson que chantent les villageoises à la veillée d’hiver : cette chanson est-elle traduite de la chanson française, ou bien imitée de quelque chanson populaire allemande sur le même sujet ? Je ne le saurais dire : ce qui est certain, c’est que la poésie du lied d’Haydn est absolument identique, pour le sujet, le développement et tous les détails importants, à celle dont on vient de lire les premiers couplets.

Enfin, de nos jours mêmes, ce motif se retrouve au début de mainte chanson populaire ; voici les premiers couplets de deux chansons que chantent encore les bergères de la Bresse :

 « L’autre dit jour, je m’y promène
Tout le long de ces bois charmants.
J’ai entendu chanter
un’tant belle bergère :
Je me suis approché,
Croyant la caresser. »
Quand la bergèr’s’en va t’aux champs,
Filant sa quenouillette,
Tout en gardant ses blancs moutons
Qui paissent sur l’herbette.
Un beau monsieur vint à passer
A dit à la bergère, etc.

On voit que depuis le xiiie siècle jusqu’à nos jours la tradition n’a pas été interrompue un seul instant, et que le sujet du Jeu de Robin et Marion, emprunté lui-même à des chansons populaires antérieures, se retrouve encore dans les chansons d’aujourd’hui. Et si nous voulions pousser plus loin les observations, nous retrouverions plusieurs autres scène du Jeu dans les chansons. C’est ainsi que le dialogue entre le seigneur et la bergère, celle-ci contrefaisant la niaise pour se moquer de lui, se trouve dans une infinité de chansons populaires, avec, le plus souvent, ce détail caractéristique que la bergère répond en patois au seigneur qui chante en français (j’ai donné un spécimen de cette chanson dans mon premier recueil des Mélodies populaires, sous le titre de la « Bergère et le Monsieur », variante provenant de l’Auvergne, et en ai recueilli un grand nombre de nouvelles versions depuis la publication de cet ouvrage). Le scène du repas champêtre du berger et de la bergère, avec ses détails réalistes, ne peut-elle pas de même, être rapprochée du couplet suivant d’une chanson de forme plus moderne : « La Bergère aux champs » ?

 « Berger, mon doux berger,
Qu’aurons-nous à manger ?
— Un pâté d’alouettes,
un aloyau de veau,
Du bon vin de Champagne
Par dessous mon manteau. »

Enfin l’épisode de la brebis sauvée du loup est visiblement pris à une chanson dont on trouve déjà le développement complet dans le recueil des Carmina burana, imitations de chansons populaires (en latin ou en langue vulgaire) connues par des manuscrits antérieurs même à la première représentation de Robin et Marion ; et, après avoir pu en suivre le développement à travers les siècles, nous le voyons reparaître dans un grand nombre de versions recueillies de nos jours (par exemple la chanson satirique : Mon père avait cinq cents moutons, de mon 3e recueil de Mélodies populaires).

L’on voit donc que le genre auquel appartient la pastourelle théâtrale d’Adam de la Halle n’est pas si mort, puisque, par une tradition ininterrompue, nous en retrouvons aujourd’hui de nombreux restes parfaitement vivants, conservés, sans le secours d’aucun artifice, par la seule fidélité de la mémoire populaire.

(À suivre.)

Julien Tiersot.
  1. Le Recueil des plus belles chansons de danses, Caen, Jacques Mangeant, 1615.