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LE MÉNESTREL

que son œuvre m’est très familière. La représentation dont le public artésien va jouir ce soir est sans doute la première qui aura été donnée depuis six cents ans du Jeu de Robin et Marion. Mais il y a déjà vingt-quatre ans que nous nous étions donné, à la Société des compositeurs, le régal d’une exécution musicale de ce petit bijou. Le texte nous en avait été fourni par Coussemaker, l’éditeur des œuvres d’Adam de la Halle ; mon vieil ami Barthe, aujourd’hui professeur d’harmonie au Conservatoire, improvisait les accompagnements au piano, et c’est sa femme, la toute charmante Mme Barthe, qui chantait le rôle de Marion, tandis que M. Valdéjo était chargé de celui de Robin. Ce fut pour la plupart de mes collègues une révélation et comme une sorte d’enchantement. La séance fut exquise.

L’arrangement de M. Blémont pour les paroles, de M. Tiersot pour la musique est fait avec beaucoup de goût, très sobre et fort intéressant. Il n’y a pas là de pièce à proprement dire, pas d’action soutenue ; c’est un simple divertissement poétique et musical, mais d’une véritable saveur et d’une grâce tout aimable. M. Blémont, en transportant dans la nôtre la langue d’Adam de la Halle, a su conserver au dialogue une gentille couleur archaïque, et si je ne puis juger de l’orchestre par lequel M. Tiersot a appuyé les mélodies originales, je puis du moins me rendre compte de la sagesse et de la sobriété de ses accompagnements. C’est juste ce qu’il faut, et il n’en fallait pas davantage pour faire ressortir la naïveté et en même temps l’étonnante modernité des chants aimables d’Adam de la Halle, qui, sous le rapport de la liberté du dessin mélodique et surtout du sentiment tonal, était vraiment un précurseur. Pour corser un peu le divertissement final, M. Tiersot y a ajouté, comme nous l’avons dit il y a huit jours, deux charmantes chansons populaires de date postérieure : Rossignolet du bois joli et En passant par la Lorraine, mais qui cadrent bien avec le reste.

C’est Mme Molé-Truffier qui est chargée du rôle de Marion : elle y est tout à fait charmante, soit comme chanteuse, soit comme comédienne, et présente vraiment l’idéal du personnage, c’est-à-dire la grâce dans la simplicité. M. Vialas est amusant dans celui de Robin, M. Ducis fort convenable dans celui du chevalier, et il faut signaler Mlle Vilma et M. Bernaert. En son ensemble enfin, l’exécution est vive et curieuse.

Mais ne croyez pas qu’il n’y en ait que pour les compatriotes d’Adam de la Halle, et que les Parisiens doivent être complètement privés du Jeu de Robin et de Marion. Je vous apprends que vous pourrez voir, dans quelques semaines, cette gentille pastorale à l’Exposition du théâtre et de la musique, qui nous prépare d’autres surprises, auxquelles votre serviteur ne sera pas complètement étranger.

Arthur Pougin.

SUR LE JEU DE ROBIN ET MARION

D’ADAM DE LA HALLE

Aujourd’hui même, pour la première fois après six cents ans, l’on va donner une représentation du Jeu de Robin et Marion. Composée au xiiie siècle, l’œuvre célèbre du trouvère Adam de la Halle est, de beaucoup, la plus ancienne de toutes les productions dramatiques et musicales françaises qui se puissent actuellement voir sur un de nos théâtres : à ce titre, une telle « reprise » mériterait donc un légitime succès de curiosité. Il se pourrait même qu’elle obtînt mieux encore, car, malgré les siècles, elle a conservé, semble-t-il, tout son charme, toute sa grâce, toute sa fraîcheur.

Nul autre monument de l’art lyrique n’était plus digne, en tout cas, de l’honneur de représenter le moyen âge sur la scène moderne. Il n’est pas d’œuvre de cette période, — la seule Chanson de Roland exceptée — qui ait joui, jusqu’à notre époque, d’une notoriété connue que des érudits et des gens qui s’occupent spécialement des choses du moyen âge, la pastorale de maître Adam a été, en notre siècle, imprimée dans son texte original sept fois en France, une huitième fois en Allemagne, puis traduite en allemand (en attendant d’autres travaux annoncés dans ce même pays[1]) ; enfin la musique (d’ailleurs reproduite en totalité ou en partie, sous sa forme primitive, dans la plupart des éditions littéraires) a donné lieu à deux publications spéciales, avec accompagnement de piano (l’une en France, par M. J.-B. Weckerlin, l’autre, en Allemagne, par M. W. Tappert), — sans parler des nombreux extraits, poétiques ou musicaux, et des non moins nombreuses études qui en ont été publiées un peu partout.

Cet intérêt s’explique par la triple raison que le Jeu de Robin et Marion nous est parvenu en très bon état, par trois manuscrits du moyen âge parfaitement conservés, — qu’il comporte une partie musicale dont deux manuscrits, sur les trois nous ont transmis une notation très claire et très sûre, — enfin, et surtout, que l’œuvre a une valeur réelle, qu’elle est très caractéristique de la poésie, de la musique et des mœurs du moyen âge, et, par là même, aussi bien destinée à plaire au public qu’à intéresser les savants.

Mais, en ces six siècles, les habitudes musicales et littéraires se sont si considérablement modifiées qu’il est nécessaire de faire un certain effort pour arriver à la parfaite compréhension de l’œuvre telle qu’elle avait été conçue par l’auteur et comprise par les contemporains. « C’est un commun vice, non du vulgairement seulement mais quasi de tous les hommes, d’avoir leur visée et leur arrêt sur le train auquel ils sont nés. » Ainsi parle Montaigne, et il a grandement raison. Mais s’il est vrai qu’il nous faut, et parfois à grand’-peine, nous abstraire des habitudes ambiantes et des spectacles contemplés journellement pour nous faire une idée exacte des mœurs et des coutumes si différentes des aïeux, combien cela n’est-il pas plus vrai lorsqu’il s’agit de leur art, surtout d’un art complètement oublié, n’ayant laissé d’autres traces que dans les vieux bouquins, et, pour tout dire en un mot, d’un art, semble-t-il, mort ?

À la vérité, la forme d’art à laquelle se rattache le Jeu de Robin et Marion n’est pas aussi morte qu’il semble au premier abord, — et c’est par là principalement que l’œuvre est digne de revivre : cette forme, ou du moins l’esprit qui l’anime, on la retrouve encore vivante dans la chanson populaire, qui est, on ne saurait trop le redire, la première manifestation, la plus ancienne, la plus spontanée, la plus naturelle — la plus durable par conséquent — du génie poétique de notre race.

La pièce, dans Robin et Marion, n’est autre chose en effet que le développement scénique de situations empruntées à certaines chansons populaires, dont beaucoup, sous une forme rendue peut-être un peu plus littéraire par les trouvères, nous ont été transmises, sous le nom de pastourelles, par un grand nombre de manuscrits du moyen âge, et qui, aujourd’hui même, différentes dans la forme mais identiques par les éléments, se retrouvent encore fréquemment dans la tradition populaire.

Voici un résumé de l’action principale.

Dans la prairie, la bergère Marion garde ses moutons en chantant une chanson d’amour en l’honneur de son berger Robin. Survient un chevalier, qui fait la cour à la bergère : celle-ci contrefait la niaise et se moque de lui.

Le chevalier parti, Robin survient ; le berger et la bergère mangent et boivent, chantent des chansons, et finalement se mettent à danser. Pour que la fête soit plus complète, Robin s’en va chercher des bergers et bergères de leurs amis.

Ici s’intercale une scène qui caractérise bien la naïveté primitive de la mise en scène au moyen âge. On sait qu’en ce temps-là le théâtre n’avait qu’un seul décor, dont les diverses parties représentaient des lieux divers et très éloignés : c’est ainsi qu’on a pu reconstituer le décor traditionnel des Mystères de la Passion, lequel ne réunissait, sur les mêmes tréteaux, rien moins que le Paradis, la Terre et l’Enfer[2]. Par le fait, cet usage s’est continué jusqu’au xviie siècle, et le Cid lui-même fut représenté conformément à cette convention.

Donc, Robin, ayant quitté Marion, se met à courir, fait trois pas, et se trouve ainsi de l’autre côté de la plaine, devant la maison de ses cousins Baudouin et Gautier. Il leur fait son invitation, puis reprend sa course, fait de nouveau trois pas, et se trouve alors dans le village de Péronnelle, l’amie de Marion, avec qui il recommence le même jeu. Cette scène étant d’ailleurs inutile à l’action, et d’assez nombreuses expériences ayant montré que ces conventions primitives, si curieuses qu’elles soient par leur naïveté, ne sont plus comprises aujourd’hui (où l’on tend à restreindre le plus possible au théâtre, le domaine de la convention), on a pris le parti de la supprimer à la représentation.

Nous revenons donc à la prairie de Marion, où, en l’absence de

  1. M. Ernest Langlois, le plus récent éditeur français, annonce en effet avoir reçu d’un philologue allemand, M. Rudolf Berger, l’avis que celui-ci travaille « depuis plusieurs ans à une édition critique des œuvres complètes de ce poète d’Arras aussi difficile au rapport de son langage original, pour lequel il doit exploiter un grand nombre de chartes françaises locales d’Arras !… »
  2. Une maquette de ce décor est exposée dans la salle de lecture de la B.-bibliothèque de l’Opéra.