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le lyon de nos pères

constructions nouvelles : les ombrages y apparaitront plus clairsemés ; les abbayes, les couvents verront des maisons s’élever en rangs pressés jusque sous les murs de leurs cloitres. Des rues éventreront les enclos. Puis, la population croissant, les maisons basses s’élèveront d’un étage ou deux ; elles continueront à monter, au xviiie siècle, creusant encore plus profondément les sombres couloirs des rues, jusqu’à ce que, la ville étouffant dans son enceinte, le besoin d’air et d’espace inspire, sous l’influence d’idées nouvelles de bien-être et d’hygiène, les grands travaux de Perrache et de Morand. En même temps, la ville gravira peu à peu les pentes de Saint-Just et de la Grand’Côte jusqu’à la ligne des fortifications. Au xixe siècle, faisant éclater son enceinte, elle escaladera les plateaux de Saint-Just et de la Croix-Rousse ; elle s’étendra, enfin, à perte de vue, dans la plaine de la Guillotière et des Broteaux. Néanmoins, elle aura toujours l’air de manquer de place ; ses nouvelles constructions, comme les anciennes, et sur les hauteurs comme dans la plaine, continueront à s’élever jusqu’à cinq et six étages ; elle conservera longtemps l’aspect sombre, austère, colossal, qui frappera Lamartine, et, cinquante ans plus tard, notre poète Joséphin Soulary, s’adressant aux Parisiens, pourra dire avec vérité, dans Mon Village de Lyon :

Nos huttes sont en fin moellon ;
L’art pour l’art y tient peu de marge ;
La mouche à miel y vil en long,
Sans jalouser voire frelon,
Qui vit en large.

Nos voyageurs vont maintenant franchir l’immense pont du Rhône. De la rive, très basse, d’où il monte en dos d’âne, il s’étend sur une longueur de deux cent quatre-vingt-douze toises (de la place actuelle du Pont jusqu’au milieu du quai de la rive droite), enjambant la grande île et le cours du fleuve. Ses dix-neuf arches sont inégales d’ouverture et de hauteur ; quelques-unes n’ont qu’une portion de cintre. Les piles, non moins dissemblables, ont de quatorze pieds d’épaisseur jusqu’à trente-cinq ; il y en a de toutes les époques ; à côté de très anciennes, qui menacent ruine, on en voit dont la pierre est toute blanche. Enfin, du côté de la Guillotière, une partie du pont est en bois ; elle ne sera construite en pierre qu’en 1661. Encore n’a-t-il pas fallu moins de quatre cents ans pour achever l’œuvre gigantesque, commencée à la fin du xiie siècle par les Frères Pontifes, sous les auspices des Confrères du Saint-Esprit. C’était une entreprise internationale qui intéressait toute la chrétienté ; les papes avaient puisé dans leur trésor et accordé des indulgences ; les évêques étaient montés en chaire pour engager les fidèles à participer de leurs deniers à cette œuvre pie qui devait leur mériter le pardon de leurs fautes. Mais, avec les moyens imparfaits de construction dont on disposait alors, les Frères Pontifes, les religieux de Hautecombe, ceux de Chassagne, avaient dû renoncer, les uns après les autres, à une lutte inégale contre l’impétuosité du fleuve et, depuis trois siècles, la ville, qui avait pris à son tour la construction à sa charge, n’avait cessé d’engloutir dans le lit du Rhône de grosses sommes d’argent et des monceaux de pierres tirées de son sol romain. Depuis qu’on était parvenu à lui fermer le passage vers la plaine dauphinoise et qu’on l’avait contraint, au moyen de pessières (digues), de refluer vers la ville, le Rhône, se précipitant sous les arches, sapait les enrochements et entrainait les pilotis ; une partie du pont était à peine achevée qu’une autre s’écroulait sous les affouillements ; chaque grande crue emportait deux ou trois piles. Alors, pendant que les constructeurs allaient chercher, aux Augustins ou à Fourvière, de ces