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le lyon de nos pères

bonnet à la main, courent à droite et à gauche, des écuries aux cuisines, et de la salle à la cave. Les écuries sont pleines ; on ne sait plus où mettre les chevaux des nouveaux arrivants. Vers les cuisines, les servantes rubicondes, le teint brûlé par la flamme, se trémoussent de la marmite au tourne-broche et du puits au poulailler ; le long des landiers, des chiens flairent le fumet des rôts, leurs maîtres allongent les jambes vers la braise pour faire sécher leurs bottes. Et de tous côtés, retentissent des appels, des cris, des jurons. Les chambrières dégringolent l'escalier : « — Il n'y a plus de lit pour ces gentilshommes ; quatre marchands de Bale ont pris le dernier. S’il n’y en a pas à la Teste Noire ou au Chapeau rouge, on dressera une paillasse dans la salle, à moins que ces gentilshommes ne préfèrent aller jusqu’a l’Estoile ou à la Bombarde dans le quartier de Saint-Jean, ou encore à l’Ecu de France, en rue Lanterne… » Dans la salle, des marchands sont attablés, et boivent, et fument la pipe ; ils n’ont cure de l’ordonnance du Consulat qui interdit aux hôteliers de tenir en leur logis aucune « académie de tabac a la pipe », à cause des « insolences et mauvaises actions qui s’ensuivent et dont on entend tous les jours diverses plaintes ». Leurs affaires terminées, les marchands ne pensent plus qu’à se divertir et faire bombance pendant le reste de la foire. Ils savent, par expérience, qu’en aucune autre ville on ne vit mieux qu’à Lyon. D’ailleurs, à considérer la quantité prodigieuse de victuailles qui s’amoncellent sur les tables des cuisines aux heures des repas, à voir les superbes et appétissantes brochées de viande, quartiers de bœuf et de mouton, poulets, chapons, dindons, qui rôtissent à grand feu sous le manteau des cheminées, on a la preuve que la réputation de bonne et copieuse chère, que s’est acquise l’hospitalité lyonnaise, est loin d’être usurpée. Un voyageur a écrit qu’en passant par Lyon, en 1636, il avait admiré deux choses : « l'une, un grand luxe aux habits, et une grande profusion aux festins et aux jeux ; l'autre, une grande charité dans les deux hôpitaux des malades et nécessiteux ». Ce voyageur avait observé juste ; nous avons admiré nous-mêmes la bonne tenue des hôpitaux créés et entretenus par les seules ressources de la générosité privée ; à chaque pas, nous avons remarqué la richesse des vêtements portés par de simples bourgeois ; quant à la profusion aux festins, nous en pouvons juger par les tables d'auberges, où tous ces gros marchands s’éternisent à manger et à boire.


Pénétrons, à présent, dans le dédale de ces petites rues si étroites, si enchevêtrées, inextricable fouillis de couloirs et de culs-de-sac. Dans les plus larges de ces ruelles, il ne tombe jamais qu'une lumière avare ; le soleil n’éclaire qu’au milieu du jour les étages supérieurs ; ceux du bas n’en reçoivent, du côté de la rue, qu'un oblique reflet. A certains endroits, les hautes maisons aux ventres rebondis se serrent de si près, laissent entre elles si peu d'espace, qu'on pourrait se toucher la main d’une fenêtre à l'autre. Quant une charrette s’aventure par là, elle heurte des deux côtés les boute-roues ; s'il pleut averse, le ruisseau qui coule au milieu de la chaussée la transforme aussitôt en torrent et, les passants, mouillés jusqu’aux jarrets, reçoivent, en outre, sur le dos toute l'eau des toits canalisée dans les chanées. S’il fait du vent, on risque d’être assommé net par la chute des « quaisses de fleurs et autres jardins pensilles (suspendus) » que les habitants mettent à leurs fenêtres malgré les défenses réitérées du Consulat.

Dans les plus obscures de ces ruelles, il y a pourtant de somptueuses habitations, occupées