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le lyon de nos pères

de cruelles épreuves. Elle voyait renverser son beau cloitre, brûler ses glorieuses archives, détruire ses tombeaux. L’autel où étaient déposés le reliquaire de saint Pothin et le corps de saint Badulphe était profané, et les cendres des morts jetées au vent. — Le monastère s’est de nouveau relevé, mais il n’est déjà plus le même. Les pierres sépulcrales éparses sous les voûtes du cloitre ne nous révèlent qu’à demi la transformation qui s’est opérée dans les choses comme dans les mœurs. Depuis le commencement du xvie siècle, l’abbé d’Ainay a cessé d’être élu par les religieux, et sa nomination appartient au roi ; dès lors, les abbés commendataires, retenus au-dehors par d’autres fonctions, ont cessé de résider, et, peu à peu, de grandes dérogations se sont introduites dans la règle monastique de ces bénédictins ; situé à l’endroit le plus agréable de la ville, le monastère de saint Badulphe s’est changé en maison de plaisance et en hôtellerie royale. François Ier y logea trois fois ; le 25 septembre 1541, il tint, dans la salle basse de l’infirmerie, un Conseil privé, dans lequel fut débattue la question des fortifications — car on redoutait alors que Lyon ne fut attaqué par l’armée de Charles-Quint — et où les conseillers de ville, présentés par le maréchal gouverneur de Saint-André, trouvèrent réunis les cardinaux de Vendôme, de Ferrare et de Tournon, Monseigneur le Chancelier et Monseigneur l’Amiral. Catherine de Médicis et le roi Henri II séjournèrent au palais abbatial en 1548 ; Marie de Médicis, en 1622 ; le roi Louis XIII y est venu prendre logis en 1633, puis en 1639, et au mois de février 1642. À chaque visite royale, les habitants de l’abbaye voient s’avancer, en costumes de cérémonie, messieurs les échevins et messieurs les chanoines-comtes de Saint-Jean, qui viennent haranguer solennellement Leurs Majestés. Pendant le séjour de Louis XIV, en 1658, quand Mazarin ébauchera le projet de mariage avec une princesse de Savoie, ce sera la reine-mère, Anne d’Autriche, qui s’installera au palais abbatial ; en 1664, le cardinal Flavio Chigi viendra y prendre gite.

Mais aucun de ces hôtes illustres ne laissera aux Lyonnais une aussi profonde impression que celle que leur causa le cardinal-duc Armand de Richelieu, le tout-puissant ministre, lorsque, le 6 septembre 1642, il apparut, comme un spectre vivant, trainant derrière lui l’ancien favori, M. le marquis de Cinq-Mars — qu’on appelait « Monsieur le Grand » — et son malheureux ami, M. de Thou, dont le procès allait s’instruire à Lyon. Malade et grelottant de fièvre, Richelieu avait remonté le Rhône, dans un bateau où il avait fait mettre sa chambre portative. Quand il était arrivé au port d’Ainay, la foule, accourue pour contempler les traits du redoutable cardinal, avait vu s’avancer, portée sur les épaules de dix-huit gentilshommes de sa garde, marchant tête nue, une magnifique litière décorée de riches tentures au dehors et au dedans : au fond de cette chambre, sur un lit couvert de drap violet, gisait, le regard brûlant, le visage amaigri et encore allongé par la barbiche, l’homme qui abattait, au gré de sa politique, les têtes des plus hauts seigneurs. À la demande de son maréchal des logis, on avait fait éventrer une fenêtre de l’appartement que Richelieu devait occuper ; un large plan incliné fut appliqué contre la façade, et la lourde machine dans laquelle le cardinal était transporté le hissa jusqu’à la brèche, où elle s’engouffra sans secousse. Puis, un silence de mort plana sur l’abbaye. Le Consulat, qui était venu, jusqu’au port, à la rencontre du ministre d’Etat, ayant été averti « qu’il ne se falloit avancer pour lui faire harangue », dut se borner à faire, au passage de la litière, une profonde révérence, où le respect n’était pas exempt de quelque terreur. Richelieu à Lyon, c’était l’arrêt de mort des deux nobles prisonniers. Il