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le lyon de nos pères

mythologiques et ne se lassent pas de contempler le merveilleux tableau formé par ce confluent dans son cadre de collines, de monuments et de verdure. Au delà du bras du Rhône, couvertes d’épaisses vorgines d’où s’élèvent de longs peupliers, une grande ile, et deux ou trois plus petites, que la première semble remorquer après elle, font songer aux grands vaisseaux antiques qu’on ornait de branchages pour les fêtes du printemps. Ce sont les broteaux d’Ainay, ces iles Mogniat du xviiie siècle, que les grands travaux de Perrache réuniront plus tard à la presqu’ile, en reculant le confluent jusqu’à la Mulatière et détruisant, hélas ! tout le charme de ce paysage.

De lugubres et récents souvenirs se rattachent pourtant à ces lieux. Les seuls habitants qu’ils aient connus, jusqu’ici, furent les pestiférés. Durant la terrible épidémie de 1628, cinq à six charriots et trois barques, toujours en mouvement, apportaient au confluent les malades et les cadavres. Dans ce champ de « la Garenne », où nous sommes en ce moment, derrière le magnifique rempart qui protège l’abbaye d’Ainay, on avait, en 1577 et 1581, construit à grands frais des cabanes. L’ile voisine, à l’ouest, en fut aussi couverte. C’est là qu’on soumettait aux épreuves de la quarantaine soit les convalescents, soit les personnes que la fréquentation des pestiférés avait rendues suspectes. Dans la ville, on attendait avec impatience les chars funèbres pour y déposer ceux qui venaient d’expirer, et souvent la crainte de manquer l’occasion y fit jeter des moribonds qui luttèrent encore longtemps entre la vie et la mort ; quelques-uns se débattaient sans voix, mais en vain, entre les bras des conducteurs du fatal tombereau. Les religieux en trouvèrent plusieurs, déjà ensevelis, qui respiraient encore, étendant les bras hors du linceul. On vit un de ces malheureux, déposé, le soir, avec un monceau de cadavres, sur le bord de l’immense fosse où la tombée de la nuit avait empêché de le précipiter, se dégager, le matin, du milieu des morts et regagner péniblement son logis. On vit aussi, dans l’exaltation de leur horrible besogne, les convoyeurs amener, au son du hautbois, leurs barques chargées de cadavres ; d’autres entasser, sur la charrette des morts et des malades, des provisions de coqs d’Inde, d’épaules de mouton et de bouteilles de vin. Peut-être, dans le délire qui s’était emparé de tous, s’imaginaient-ils prendre part à l’ancienne mascarade du Cheval Fol, dont la pointe d’Ainay garda le nom jusque vers la fin du xviesiècle : c’était, en effet, jadis au confluent que se terminait, le jour de la Pentecôte, cette fête du Cheval Fol, commencée devant la chapelle du Saint-Esprit du pont du Rhône ; c’était là que venait aboutir, aux sons des instruments, le cortège burlesque à la tête duquel cavalcadait, couronne en tête et sceptre en main, le personnage qui figurait le Cheval Fol, le corps passé dans un cheval de carton caparaçonné de toile d’azur semée de fleurs de lis, et que l’on précipitait dans le fleuve un mannequin en paille monté sur un cheval de bois et environné de flammes.

Toutes ces choses ont à jamais disparu ; le confluent et ses iles n’auront plus d’histoire jusqu’au milieu du xviiie siècle. — Effort gigantesque pour la réalisation d’une conception médiocre, l’entreprise de Perrache et de ses successeurs comblera les bras du Rhône, construira des digues, tracera des rues, des places et des avenues sur ces prairies et ces Îles verdoyantes. Napoléon Ier, ce mégalomane de génie, rêvera d’y édifier un palais impérial : on n’y élèvera qu’un hippodrome, sous Le règne de Louis-Philippe, un abattoir, des prisons, enfin une gare de chemin de fer, nouvel et malencontreux rempart, qui sacrifiera pour toujours, en l’isolant, le quartier méridional, conquis au prix de tant de peines et de capitaux.