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artistique. Or la célébrité obtenue du jour au lendemain par l’une de ses filles lui offre une chance de salut. Ce qui lui fait défaut pour conserver ses relations, elle espère le trouver en Delphine. Elle va réaliser, par et pour sa fille, tout ce qu’elle a rêvé de réaliser pour et par elle-même. Elle se consacre dès lors à la mise en œuvre et à la mise en scène du talent de cette jeune personne. Elle suscitera des jalousies, des railleries, des antipathies ; mais elle s’appuie en revanche sur de solides amitiés. Jamais elle ne perd de vue son dessein ; et son long, patient, tenace effort lui fera toucher le but.

Elle se loge dans un appartement modeste de la rue Louis-le-Grand, où tous ses amis continuent de l’entourer. Elle aide à la fondation de La Muse Française, périodique qui groupe le jeune romantisme de 1820 autour d’Alexandre Soumet, et cet organe se fait le thuriféraire, l’apologiste de Delphine. Justement celle-ci va publier son premier recueil de vers, ces Essais poétiques, qui obtiennent un vif succès. Auger, le vieil académicien classique, la met toutefois en garde contre les exemples des novateurs qui l’environnent. Qu’elle reste elle-même. Qu’elle évite le contact de cette mauvaise fée à la mode « qui fait prendre à ceux quelle touche de sa baguette la bizarrerie pour l’originalité, l’obscurité pour la profondeur, la niaiserie pour le sentiment, le prosaïsme pour la simplicité, et le barbarisme pour le génie du style. »

Son portrait par Hersent sera fort remarqué au salon de 1825, et le roi lui adressera quelques paroles aimables à ce propos. Ce qui frappe en elle à première vue, c’est l’éclat éblouissant de son teint, sa belle prestance. À les regarder avec plus d’attention, ses traits sont un peu accentués déjà, jusqu’à dicter à un malveillant cette cruelle épigramme : « On dirait la fille de Vénus et de Polichinelle. » Mais Mme d’Agoult a tracé d’elle un portrait très flatteur. La mère de Mlle de Flavigny a invité les Gay à entendre sa fille jouer du piano, pour avoir ensuite la joie d’écouter Mlle Gay dans ses poésies.

Delphine entra chez nous grave et simple, vêtue de blanc, le regard tranquille, le front sérieux. Elle suivait en silence sa tapageuse mère. Mon morceau achevé, Mme Gay se levant avec fracas s’avança vers moi, et de sa voix de théâtre : « Delphine vous a comprise, dit-elle ! » Je restai tout interdite. Delphine, qui s’était approchée doucement, me tendit la main. Elle retint longtemps la mienne dans une affectueuse et forte étreinte. Elle récita ensuite