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visiter, pour recevoir de luy quelques salutaires instructions S. Primel le recueillit gracieusement, & passèrent les deux Saints le reste de la journée en saints propos & colloques spirituels, & la nuit suivante en prieres & Oraisons. Le matin, saint Corentin désira dire la Messe en l’Oratoire de saint Primael, qui, luy ayant disposé tout ce qui estoit requis & necessaire, s’en alla querir de l’eau à une fontaine assez éloignée de son Hermitage ; Saint Corentin l’ayant longtemps attendu, sortit de la Chapelle & vid venir le Saint vieillard tout doucement & à petits pas, tant pour sa lassitude & que la fontaine estoit loin de là, que parce qu’il estoit boiteux. Saint Corentin, le voyant tout hors d’haleine, en prit pitié & supplia Nostre Seigneur de luy octroyer de l’eau plus prés de son Hermitage puis, dit la Messe, pendant laquelle il reitera son Oraison Dieu exauça sa prière, car au lieu mesme où il mit son baston en terre, après la Messe, il rejaillit une source d’eau, dont les deux Saints rendirent graces à Dieu ; &, ayant séjourné quelques jours avec S. Primael, il s’en retourna en son Hermitage à Plovodiern. Encore qu’il tâchast à se derober de la hantise & conversation des hommes, si ne se peut-il tellement cacher, que la reputation de sa Sainteté ne retentit par toute la Bretagne, de sorte que deux Personnages de grande sainteté le vinrent visiter en son Hermitage[1] ; saint Corentin les receut fort humainement ; &, pour les festoyer, leur dressa des crèpes (à la mode du païs) qu’il accomoda de quelque peu de farine qu’on luy avoit donnée par aumône és villages prochains mais Dieu, qui ne délaisse ceux qui ont jetté en luy toute leur esperance, pourveut miraculeusement à la nourriture de ses serviteurs car S. Corentin, estant allé puiser de l’eau à la fontaine, la trouva pleine de belles & grosses anguilles, dont il en prit autant qu’il luy fut necessaire pour festoïer ses hôtes, lesquels se retirèrent, loüans Dieu qui, par des miracles si signalez, témoignoit la Sainteté de son serviteur S. Corentin.

III. En ce temps-là, le Roy Grallon, qui avoit succedé à Conan Meriadek, se tenoit, avec toute sa Cour, en la Ville de Kemper-Odetz, capitale du Comté de Cornoüaille. Un jour, estant allé à la chasse, il donna jusques dans la forest de Nevel (qui n’est plus), en la Paroisse de Plovodiern, proche l’Hermitage de saint Corentin &, ayant chassé tout le jour, sur le soir, il s’égara dans la forest, & enfin se trouva prés l’Hermitage du Saint, avec une partie de ses gens, ayans tous bon appetit ; ils descendirent et s’adressèrent au Saint Hermite, luy demandèrent s’il ne les pourroit pas assister de quelques vivres ? « Oüy (répondit-il), attendez un petit, & je vous en vays querir. » Il s’en alla à sa fontaine, où son petit poisson se représenta à luy, duquel il en coupa une pièce de dessus le dos & la donna au maistre d’hôtel du Roy, luy disant qu’il l’apprestast pour son maistre & les Seigneurs de sa suite ; le maistre d’hôtel se prit à rire & se mocquer du Saint, disant que cent fois autant ne suffiroit pour le train du Roy. Neanmoins, contraint par la nécessité, il prit ce morceau de poisson, lequel (chose étrange !) se multiplia de telle sorte, que le Roy & toute sa suite en furent suffisamment rassasiez. Le Roy, ayant veu ce grand Miracle, voulut voir le poisson duquel le Saint avoit coupé ce morceau & alla à la fontaine, où il le vid, sans aucune blessure, dans l’eau ; mais quelque indiscret (que la Prose, qui se chante le jour de la Feste du Saint, dit avoir esté de l’Evesché de Léon) en coupa une pièce pour voir s’il deviendroit entier, dont il resta blessé, jusqu’à ce que saint Corentin y vint, qui, de sa Benediction, le guerit, & luy commanda de se retirer de là, de peur de semblable accident, à quoy il obeït[2]. Le Roy

  1. L’ancienne Vie dit que ces visiteurs étaient saint Malo et saint Patern ; au nom du premier, don Plaine a substitué le nom de saint Melaine dans la traduction ; encore aurait-il mieux valu qu’il se contentât de la note chronologique qu’il a placée sur le texte latin. A.-M. T.
  2. Ce n’est pas du tout l’ancienne Vie qui indique la nationalité du serviteur de Grallon coupable d’avoir mutilé le poisson de saint Corentin. Et d’abord, ce personnage n’est pas un voleur ; Albert Le Grand l’appelle plus judicieusement « un indiscret » ce n’est donc pas à lui qu’il faut appliquer la fameuse strophe que l’on chantait trois fois dans la séquence ou prose usitée pour la fête de saint Corentin

    Aperitur clausa manus
    Reddit furtum et fit sanus
    Latro de Leonia.

    Il s’agissait là d’un voleur de profession, et vraiment Léonard de naissance, qui étant venu à Quimper afin de pouvoir faire son métier dans la foule le jour où l’on consacrait la cathédrale, s’empara d’un peloton de fil de soie au détriment d’un pèlerin. Sa main se ferma sur l’objet du larcin et ne put s’ouvrir que quand le larron eut réclamé l’intervention du saint patron de la Cornouaille et promis la restitution. Non-seulement ce malheureux se convertit, mais il devint un zélé propagateur de la dévotion à saint Corentin. La tradition populaire (malencontreusement suivie par Albert Le Grand) a confondu le Léonard voleur de soie (illustré par la séquence) et le mutilateur du poisson. A.-M. T.