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— Songe, mon ami, que nous sommes à six semaines de Noël et que Madame Lefur ne nous invitera pas à sa table si nous ne lui avons pas rendu d’abord son dîner de l’année dernière !… S’il n’y avait encore que l’affront ! Mais tu sais comme la dinde rôtie est à point… tu en redemandes toujours… Et les andouilles, Prosper, le homard du Yaudet, le cidre de Keralzi, le juféré de Roudaroc’h… songe au juféré, au cidre, au homard et aux andouilles !…

Prosper hésita, ses yeux se mouillèrent d’attendrissement à l’évocation des mets et des crus que venait de nommer sa femme. Et celle-ci connut qu’elle avait frappé au bon endroit. Mais elle savait aussi combien Prosper était une âme faible, docile aux impulsions de ses sens, et elle voulut pousser sa victoire jusqu’au bout, s’assurer contre un retour possible de la tentation…

— Vite, ta redingote, ta cravate, tes gants !… Justement, c’est le jour de Madame Lefur… Tu feras ton invitation tout de suite… Moi, pendant ce temps, je plumerai l’oie…

— La bernache ! rectifia Prosper.

— Va pour bernache ! dit avec condescendance la petite femme qui s’empressait déjà pour habiller l’invalide… Je ne suis pas savante, tu sais, et je donne aux êtres leur nom chrétien. Si tu veux appeler cette oie une bernache, c’est que les bernaches sont des oies et je n’en demande pas davantage. Mais la basse-cour où celle-ci a été engraissée…