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Ainsi monologuait Prosper, au rythme de ses béquilles, tandis qu’il dévalait la pente abrupte de la rue de Keriavily, qui le menait à son domicile.

Arrivé là, il s’arrêtait d’ordinaire. Parfois une lune complaisante suppléait à l’indigence des réverbères municipaux et, à sa clarté, il distinguait le pignon aigu, la façade en bardeaux de l’immeuble moyenâgeux où l’attendait, au deuxième étage, pelotonnée dans ses couvertures, la maigre, noire et ratatinée Madame Prosper. Et sa vision, encore caressée par les formes plantureuses de Marie-Charlotte, se ternissait subitement : une invincible horreur du domicile conjugal, de sa laideur, de son humidité, des cinquante-sept hivers d’Hortense et des muets reproches qu’il lirait dans son œil de vieille chouette sentimentale, le précipitait, en une marche saccadée, au battement rageur de ses béquilles, vers le quai d’Aiguillon, tout blanc sous la lune et où vaguait la silhouette falote d’un préposé des douanes. Au bout du quai, la passerelle du Port-au-Sable franchie, s’amorçait la route plantée de la Corderie, redoutée des épouses et des mères : sous la complicité de ses ormes, par les tièdes soirées de printemps, deux prêtresses de l’Aphrodite Pandémos y célébraient leurs mystères. On les appelait Rigolette et la Bowe. Elles étaient grandes et sèches comme des haridelles ; mais la nuit, le paysage et leur sauvagerie les vêtaient d’une beauté provisoire dont se contentait Prosper. Pour tromper