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de leurs hoirs à s’affranchir de cette obligation, d’un rite vraiment pittoresque : chaque année le sire de Kerjean devait porter « en la ville de Lanhouarneau » un œuf dans une charrette, le faire

    malgré cela, friande de droits seigneuriaux comme une vieille marquise. Voilà qu’un beau matin cette jeune dame met le feu au ventre de son mari, qu’elle le jette dans une voiture, avec un procureur fiscal et deux huissiers, affublés de leurs robes ; qu’elle fait attacher derrière la voiture le fatal poteau armorié ; qu’elle lance en avant dix domestiques à cheval, sans oublier de mêler à ce cortège deux gardes-chasses, munis des instruments nécessaires pour ficher un poteau en terre, après l’extraction d’un pavé. Tout cela arrive, dès huit heures du matin, en face du noble château. La marquise de Cuatanscour voit la berline, voit le poteau et n’en peut croire ses yeux. Ses gens étaient épars, aucun ne répond à ses ordres ; de sa fenêtre elle commande qu’on relève le pont-levis ; personne ne l’entend, et le pont-levis reste immobile. Les degrés sont franchis, elle accourt ; aidée de ses nièces, elle essaie de mettre en jeu les leviers destinés à mouvoir la masse protectrice : efforts impuissants ! Rien ne crie, rien ne bouge, et les deux chaînes ne quittent seulement pas la ligne courbe qu’elles décrivent dans les airs. La marquise est prise au dépourvu : les cavaliers passent, la berline entre en triomphe à leur suite, avec le terrible poteau, et l’agonie commence. Le regard fixe, les dents serrées, terrassée plutôt qu’assise dans un coin de sa cour (vierge jusqu’alors d’armes étrangères), la marquise est témoin du sinistre appareil. Attirés par le bruit, son sénéchal et son chapelain arrivent. « Protestez, dit-elle à l’un. Excommuniez, dit-elle à l’autre, car jamais un Rohan ne se fût permis envers moi une pareille infamie. Et c’est un propriétaire de deux jours !… » La parole expire dans sa bouche. Sous la protection des domestiques étrangers, rangés des deux côtés du pont-levis, les gardes-chasses procèdent à l’excavation ; les huissiers verbalisent en présence du procureur fiscal et de leur seigneur ; on appose les signatures : le poteau est planté ! »