Page:Le Franc - Visages de Montréal, 1934.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.
8
marie le franc

Et vous, au-dessous, spectateur impotent, les deux pieds dans la barque de bois, vous levez les yeux et suivez du regard le canard sauvage comme si votre âme s’était décrochée de vous et s’en allait porter ses trésors dans un lieu secret et hors d’atteinte.

Il faut dire Widgeon comme si on avait la bouche pleine d’une eau bue à plat ventre, chaviré sur la face, à même un lac inconnu où seuls des mufles de grands animaux aux pieds fourchus se sont plongés, et sentir l’azur vous peser tout d’un coup sur la gorge et la forcer à s’ouvrir, ainsi que celle du porteur de message arrivé au milieu de sa course, qui mesure l’étendue et souffle : « Widgeon ! » puis mettre le ressort d’une épaule qui se relève dans la façon de le prononcer.

L’auto Widgeon remplissait ces conditions. Elle était sœur du canard sauvage, brune, maigre, basse, ne déployant ses hanches qu’en pleine course, fendant la route du nez. Quand on se penchait dessus, on sentait combien elle était étonnamment pleine d’un mobile connu d’elle seule, incapable de s’en laisser distraire, retenant son haleine, mesurant ses forces, décidée à nous porter plus loin que nous-mêmes. C’était un cœur ajouté à nos trois cœurs. Nos yeux convergeaient parfois vers lui, qui battait sous son capot brun, et nous nous taisions pour l’écouter : il nous semblait