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visages de montréal

Ce soir de septembre, l’un d’eux forma soudainement îlot au milieu de ceux qui m’échappaient.

Mrs Allan W. Kentfield née Annabel Randolph vient d’arriver de Londres pour passer quelque temps au Canada et est descendue au Ritz.

Je dis tout haut : « Annabel » et cela résonna comme un nom d’argent, dissipant les grisailles léthargiques qui s’amoncelaient autour de moi.

Je fis de la lumière, traversai vivement la chambre, m’assis devant le téléphone, appelai le Ritz, et demandai d’un ton ferme Mrs Kentfield comme si ce fût hier que nous avions tenu notre dernière conversation.

Je ne cherchais pas par quel propos j’allais l’aborder. Il suffirait que je dise : « Annabel ! » En attendant qu’elle vînt, je restai sans pensée, incapable d’aller plus loin que son nom qui remplissait le vide, ni faire une brèche dans la masse de mes souvenirs.

— Hello ?

C’était bien la voix que j’attendais, mais dédoublée par les années et rendue transparente. L’interrogation qu’elle contenait ajoutait à sa ténuité. Elle semblait descendre du dixième étage du Ritz. Je prononçai : « Annabel ! » en donnant à chaque syllabe chantante le temps de refouler devant elle le silence des années.

Je n’eus pas à dire mon nom.