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l’autre que si nous respirons le même air. Car nous sentons alors que nous manquons encore une fois à notre ambition secrète qui est de nous fortifier chacun dans de l’indifférence.

Cet état, qui n’est pas l’amour, résiste autant que lui. S’il y a place, tout en arrière de votre cerveau, à une préoccupation dont vous ne pouvez entièrement vous délivrer, je suis sûre que je la représente. Mon souvenir persiste à se mêler à vos chiffres et à vos bilans. Vous le trouvez tapi à l’endroit où vous vous attendiez le moins à le rencontrer. Un pas léger qui traverse le corridor, à votre porte, vous force à tendre l’oreille ; une voix française qui dit bonjour, ou monsieur, ou oui ou non, dans la rue, vous oblige à vous retourner. Et la première neige qui tombe sur l’arbre devant votre fenêtre vous rappelle que nous fûmes deux à la regarder tomber. Car on ne sait comment le souvenir parvient à s’introduire : on le met dehors par la porte et il rentre par la fenêtre. Il y a quelque chose de comique dans le contraste que présente la forteresse que vous êtes et les fissures par lesquelles vous le laissez se faufiler.

Qu’y a-t-il d’exceptionnel en vous pour que vous ayez survécu ? N’êtes-vous fait que de ce que je vous prête ? N’y a-t-il en vous que moi-même ? Pourquoi votre souvenir est-il le seul à m’arracher un gémissement ?