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tagnes, et souffler à notre visage l’haleine des bois. La voiture écrasait des visions magiques dont les fantômes se redressaient immédiatement après notre passage, et meurtris et vivifiés nous suivaient du regard. Nous aurions affaire à eux plus tard, indéfiniment.

D’un côté de la route roulait une rivière dont les eaux eussent pu meubler un continent. Des arbres flottaient dessus, écorcés, pressés côte à côte, dessinant sur le chemin liquide des feuilles de palmiers, des rosaces, des soleils faits pour quelque païenne procession. De loin en loin une racine se dressait, l’air d’une étrange idole noircie par le temps, assise sur les eaux, serrant de ses bras noueux ses genoux croisés et veillant sur ses richesses. La rivière, avec sa profondeur ardoisée, semblait faite de la substance broyée des arbres, de leurs désirs et de leurs appels, de leurs reflets, et surtout de leurs cendres. Les montagnes imitaient l’élan de l’eau vagabonde et s’en allaient on ne savait à quelle croisade. Le ciel brouillé prenait l’aspect d’une énorme boucane. Un nuage sombre avait la forme d’un aigle monstrueux au bec tendu qui cherchait à crever le soleil.

Nous étions dans un monde sans limites, point modelé par l’homme. La forêt lui eût cassé la main d’un coup de brindille s’il avait osé la glisser dans son écran. Et tous les trois, à rester im-