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C’est là un goût fort répandu ; César, qui aimait mieux être le premier dans un village que le second à Rome, l’avait déjà et son exemple est pour encourager l’imitation. Mais d’où vient ce désir de s’élever au-dessus de son groupe — fût-ce pour un seul moment — qui fait qu’on met de l’ardeur à orner d’éloquence la lettre d’une sœur patriote à son frère officier, ou qu’on brode avec passion un coussin ou qu’on se tue à marcher trop longtemps ? Qu’est-ce en somme que ce véhément besoin d’être le premier qui mène, soutient et détruit les hommes ?

J’ai mon hypothèse à ce sujet. Si, comme c’est probable, elle ne vaut rien, on voudra bien, je le souhaite, me pardonner de l’avoir dite.

L’âme humaine reste insatisfaite jusque dans les réalisations totales de son désir conscient. La gloire, l’amour, les plus vastes joies nous déçoivent. Nulle chose ne peut nous assouvir définitivement, car, ayant en nous le germe de toutes les possibilités, nous avons le désir de tout. Rien de fragmentaire ne saurait nous suffire.

Mais ce tout, dont la faim nous pousse et nous tourmente, est-ce la totalité des honneurs, des puissances et des plaisirs ? Non pas. Ce ne sont là que des signes. Il nous faut : les êtres. Notre vitalité profonde et secrète tend vers les autres vitalités, elle aspire à les rejoindre, à les modifier, à les posséder. Notre angoisse et notre espoir viennent du besoin et de l’impossibilité d’une communion complète avec un plus grand nombre d’hommes, — avec tous les hommes.

La sensualité, l’ambition, le dévouement, la cruauté, la vocation du martyre, tous les états excessifs vont au même but : se rapprocher, éprouver des sensibilités avec la sienne, rencontrer son semblable, le prendre et se donner.

Plus les cœurs sont forts et larges, plus le sentiment de la solitude, même relative, y est insupportable. Les gigantesques individualités qui ont bouleversé la terre ou la pensée nous restent mystérieuses tant que nous n’avons pas aperçu en elles cette formidable et despotique sympathie, ce large désir des autres hommes qui seuls les expliquent.

Dressés sur les sommets, les génies, les saints, les conquérants paraissent solitaires ; en vérité, ils sont en contact avec l’immense masse humaine. Vers eux, que la distance rend incertains et plus beaux, montent de l’amour, de la