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vous arrache. Il faut que vos réflexions soient comme les draperies de vos statues, qui accusent les formes en les voilant. Vous indiquez un tableau, vous ne le faites pas. D′adroites allusions, qui décèlent ce que vous voudriez cacher ; des pensées, qui ne peuvent reposer que sur des détails que vous ne dites pas, mais qu’elles font deviner ; des mots révélateurs, qui traversent, comme des éclairs, l’ombre où vous laissez vos secrets ; des comparaisons, qui les avouent ; des points de ressemblance, brièvement saisis, entre votre situation et celle de quelque personnage fameux dont l’existence est au su de tout le monde : voilà vos ressources de narration ! Je confesse qu’il n’est pas facile de s’en servir. Tout dire sans en avoir l’air, et faire tout comprendre sans rien articuler ; peindre ce qu’on ne montre pas, et montrer ce qu’on ne peint pas ; faire tomber sous nos sens ce qu’on soustrait à leur action ; retourner si bien son intelligence, qu’elle puisse entrer à la fois dans toutes les têtes, se replier dans les petites et remplir aisément les grandes ! Cela me paraît d’une atroce difficulté. Pour mon compte, j’aimerais autant, comme Pythagore, imprimer, en la regardant, mes pensées sur la lune. Ce dernier tour de force est plus fort que le premier, mais personne n’est tenu de tenter l’un ou l’autre. On peut dire seulement qu’il est quelquefois bon d’essayer l’impossible : on prend par là mesure de ce qu’on peut. Ce qui n’est pas bon, c’est d’initier le public à ses efforts. Cela prête à rire à nos dépens, et rien n’est moins risible. Ce n’est pas sans cause que les anciens partisans de l’héroïde l’ont regardée comme l’école de la tragédie. Elle n’est