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peut paraître hétéroclite ; en somme pourtant, ce n’est pas plus extraordinaire de le voir écrire, que de l’entendre parler. Est-ce à dire qu’il ne faudrait jamais faire parler en vers que des rimeurs de profession ? ce serait un peu fastidieux ! Si je croyais que la tragédie, telle que Sophocle et les maîtres l’entendaient, eût besoin d’être défendue contre les champions et les spadassins de la prose, je pourrais dire ici que les actions qui en sont la base étant tout à fait hors de la vie commune, leur appliquer le langage usuel, c’est une contradiction choquante. Il en résulte, entre le fait et le discours, un défaut d’équilibre et d’harmonie qui déconcerte l’attention et finit par tuer l′intérêt. Rien ne jure autant que nos expressions, nos formes de conversations de tous les jours, dans des situations si rares que, la plupart du temps, on est obligé de se fouetter l’âme et les sens pour les inventer. Dans les arts, on n’est vraiment naturel qu’en ne l’étant pas. Si vous tenez strictement à la nature, connaissez-vous rien de plus bizarre que de voir Scipion ne pas parler latin avec Annibal, qui ne parle pas carthaginois ; que d’entendre Fernand Cortez haranguer, en espagnol qui est du français, Montézuma, qui le conçoit parfaitement, et qui lui répond immédiatement en mexicain qui se trouve être de l’espagnol et du français ? C’est à n’y rien comprendre, pour peu qu’on y mette de la bonne volonté. La poésie remédie à tout, précisément parce qu’elle n’est pas dans nos habitudes ; parce qu’elle nous sort de notre ornière ; parce que, si vous êtes digne de l’entendre, et qu’elle soit digne d’être entendue, elle vous transporte dans un autre