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le marché ! Je ne dis pas non ; mais on ne doit pas s’en prendre à celui qui reçoit : le coupable est celui qui donne. Faut-il renoncer à se servir des louis, parce qu’il en circule par-ci par-là quelques-uns de rognés ou de suspects ? Cela me paraît un pauvre système, inventé par l’indigence pour la consolation des mendiants.

Je doute fort que, dans sa Poétique, Aristote ait traité de l’héroïde. Je n’ai pas souvenance qu’il en soit fait mention dans Longin ou dans Denys d’Halicarnasse. C’est triste ; mais ce silence n’ébranle pas mes convictions. La raison, d’ailleurs, m’en paraît fort simple : c’est qu’il n’y a pas précisément de règles à établir pour ce poème. On peut, jusqu’à un certain point, apprendre à tracer le plan d’une Iliade, à ordonner les scènes d’un drame ou comique ou sérieux ; mais une lettre ! on n’enseigne pas plus à l’écrire, qu’on ne peut donner des leçons de saillies. Les lettres sont des élans de l’âme ou de l’esprit ; et pourquoi n’y en aurait-il pas de tragiques, comme il y en a de plaisantes ? Vous est-il impossible de supposer qu’un homme désolé écrive une lettre désolante ? Depuis quand est-il défendu de mettre de la passion dans sa correspondance, du désespoir dans ses épanchements, quand on a de la passion dans le cœur et du désespoir plein sa vie ? On ne peut pas s’intéresser à ces détails de tristesse ! Qui donc en empêche ? Parce que vous souriez aux folies railleuses de don Quichotte, est-ce une raison pour que je fasse la moue aux folies rêveuses de Werther, pour que je ferme à deux battants l’oreille à ses angoisses ? Si c’est une raison, elle n’est pas bonne.