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instant dans la même ornière, content d’indiquer mes pensées et ne pouvant pas les formuler, ébauchant sans cesse et ne peignant jamais ! Je passe condamnation ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Toujours variée d’aspect, la nature n’est-elle pas constamment la même ? Les feuilles font aujourd’hui le même bruit qu’hier : n’éprouvez-vous pas le même plaisir à l’entendre ? Ne regardez-vous pas aujourd’hui comme hier les nuages se festonner sous les ciseaux du vent ? Ces nuages ne se succéderont-ils pas, demain comme aujourd’hui, en caravanes prismatiques, présentant des tableaux déjà vus, que vous admirerez comme un nouveau spectacle ? Pourquoi voudriez-vous que je misse plus d’ordre dans mes idées que le ciel n’en met dans ses vapeurs ? Ces idées, d’ailleurs, ce n’est pas moi qui les ai, c’est Dieu qui me les envoie. Je ne suis qu’un miroir qui réfléchit à peu près ce qui s’y présente. Plaignez-vous donc des eaux qui réfléchissent toujours vos fleurs à l’envers, et qui brouillent, en courant, ces images renversées ! Somme toute, je rêve parce que je suis né pour rêver, et je fais les mêmes rêves parce que je n’ai qu’un esprit pour les faire. Vous, qui ne reprochez pas à la rose de ne jamais sentir le jasmin, n’accusez pas le pissenlit d’être toujours jaune comme un citron, au lieu d’être bleu comme un barbot.
Quoique je vous paraisse, en ce moment, bien loin de mon champ de blé, je puis vous affirmer que je n’ai pas bougé, et que je suis encore, comme tout à l’heure, assis sur la lisière du sentier, le nez en l’air, l’oreille au guet, attentif au tintement sourd de ma pensée, qui me semble