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poétique est très peu nécessaire au bonheur ; car, quoique j’aie cessé de me plaindre de la fortune, il est certain que M. ***, avec ses fromages et ses fraises de veau, avec sa manie de ne voir dans la création qu’un garde-manger ou une boutique de comestibles, est beaucoup plus heureux que moi, qui m’éblouis de ses merveilles à n’en pouvoir parler. Il était plus fier de ses comparaisons de cuisine que notre ami Soumet des plus beaux chants de son épopée. Après cela voudrais-je changer avec lui de nature ? J’en doute : dût-il, non content d’y voir des provisions pour sa table, manger ses nuages à la vinaigrette, je n’imagine pas qu’il y trouve autant de plaisir que moi à les voir s’effiler dans le ciel, et comme des guerriers de brouillards varier à chaque instant les passes de leur pluvieux tournoi. Les plaisirs des sens ont toujours les sens pour limites ; ceux de l’imagination sont illimités comme elle.

Ce qui me charme dans ce modeste et cher réduit, où je suis venu déposer mes armes, autrement dit ma plume et mon écritoire, c’est qu’ailleurs je suis obligé d’aller au-devant des idées, tandis qu’ici ce sont elles qui font les avances, qui viennent me trouver d’elles-mêmes. Pour peu que cela parût vous tenir au cœur, je vous conditionnerais facilement un poème en douze chants sur le val de Notre-Dame ; et, quoique bien long, il serait peut-être trop court. Vous ne sauriez soupçonner ce que, aux approches de l’automne, il se glane ici de poésie dans un jour. On n’en chôme nulle part, je le sais, quand on a des yeux pour la voir, un esprit pour la cueillir ; mais qui pourrait nier l’influence des lieux sur notre âme ? Ils en modifient