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eux, est un arbre comme un autre, et mes vers luisants sont de petites bêtes grises qui ont un lampion sous la queue, pas davantage. Je connais bon nombre de ces gens-là, qui viennent me voir de temps en temps, je ne sais trop pourquoi, si ce n’est pour dire, en partant, que je suis un fou. Je les reçois le mieux que je peux, mais ils m’ennuient à périr ; et il m’arrive souvent, après le dîner, de planter là leur conversation, pour aller écouter l’hymne du soir dans les marais, ou la prière des fleurs, qui ferment leurs corolles et penchent la tête pour dormir. Cela m’est arrivé pas plus tard qu’hier. Hier donc, le lendemain du départ d’Émile Deschamps, un de mes amis les plus poétiques et les plus chers, je vis tomber chez moi M. ***, une sorte d’imbécile de votre connaissance, qui s’est persuadé qu’il avait de l’amitié pour moi, comme si cela lui rapportait quelque chose. Ne sachant que faire pour l’amuser, je lui fis servir à dîner ; et le laissant ensuite dans le salon, tête à tête avec un flacon de la Jamaïque, et le plus long, c’est-à-dire le plus ennuyeux de nos journaux, je m’en allai, tête à tête avec moi-même, respirer sur ma terrasse l’arome savoureux de l’air, regarder la lune qui se levait à l’orient derrière les contreforts de l’abbaye. Vous me croirez, si vous voulez ; mais nous avions hier une de ces soirées ravissantes, qu’on ne rencontre à Paris que dans les romans, et que vous ne manquez pas de prendre pour des soirées d’invention. La lune, un peu échancrée vers l’extrémité supérieure de son disque, semblait sortir de l’océan des bois, comme un vaisseau de lumière dont une voile s’était déchirée, en louvoyant dans les branches.