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demi-heure plus tard et la trouva endormie. Celle qui avait rangé des confitures dans une armoire s’endormit sur le coin d’une table et aucun homme ne vint la réveiller. Un homme frappa à la porte de celle qui avait récapitulé les dépenses de la journée ; elle alla lui ouvrir et ils s’embrassèrent avec lassitude. Le couple qui rentrait du théâtre se querella dans l’escalier ; la femme se coucha en disant : « Je ne suis pas fière d’être ta maîtresse ! » Celui qui avait bu en compagnie d’une femme nue se traîna sur l’escalier jusqu’au troisième étage et chercha longtemps le trou de la serrure.

Et tous ces hommes, toutes ces femmes, portaient des âges salis ou abîmés.

Le lendemain, Asmodée conduisit la jeune fille devant une autre maison. Ils en virent plusieurs de suite, mais le spectacle était à peine varié.

— Ma maison est-elle pareille à celles-là ? demanda-t-elle.

— Veux-tu que je te la fasse voir ?

— Non, répondit la jeune fille, car tu ne te gênerais pas pour enlaidir ma mère.

Tandis qu’ils rentraient une nuit, très tard, par les boulevards déserts, ils rencontrèrent quelques femmes arrêtées de loin en loin sur les trottoirs, pareilles à des réverbères éteints. La jeune fille demanda quelles étaient ces femmes et ce qu’elles attendaient dans l’obscurité ?

— Te souviens-tu de celles qui marchaient dans les lumières en accolant les hommes des mains et du regard ? celles-ci n’ont raccroché personne, elles attendent sans espoir.

La jeune fille entrevit, pour la première fois, les profondeurs de la pitié.

— Je ne voudrais être aucune de ces femmes que tu m’as montrées, dit-elle. Mais celles-ci, je peux les regarder sans répugnance.

— Elles sautèrent un soir dans un tramway en marche et se confièrent au hasard ; mais elles n’ont pas trouvé ce qu’elles attendaient et l’heure des tramways est passée !

Asmodée fit encore voir à la jeune fille bien d’autres choses qui ne sont visibles que la nuit. Vers le matin, le premier tramway de la journée passa devant eux. La jeune fille y sauta lestement et Asmodée l’aperçut sur la plateforme, riant et lui disant adieu de la main.

FRANZ HELLENS.