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LE CRAPOUILLOT

jours, des semaines et des mois, par la suite, je me perdis en tentatives infructueuses pour m’expliquer le mystère. Même aujourd’hui encore, je m’en intrigue souvent.


L’Attaque, gravure française de 1820.

Or, à part la peur effroyable, mes impressions, à sentir la main surnaturelle dans la mienne, étaient très analogues, dans leur étrangeté, à celles que j’éprouvai en m’éveillant et me voyant enlacé par le bras païen de Quîqueg.

Ma situation était grotesque. Tout en me remémorant un à un les événements de la nuit, je m’évertuais en vain à écarter son bras ; il me serrait toujours étroitement, comme si la mort seule eût pu nous désunir. Je tentai de le réveiller : « Quîqueg ! » Il ne me répondit que par un ronflement. Je me retournai avec la sensation d’avoir le cou pris dans un collier de cheval ; et soudain je me sentis légèrement égratigné. Rejetant les couvertures, je vis le tomahawk à côté du sauvage, ainsi qu’un petit enfant à figure en fer de hache.

« Vrai, pensai-je, me voilà dans un joli pétrin, ici au lit, en plein jour, dans une maison inconnue, avec un cannibale et un tomahawk ! »

Et je m’écriai :

— Quîqueg ! au nom du ciel, Quîqueg, réveille-toi !

À la longue, à force de tortillements et d’exhortations bruyantes et prolongées, je réussis à obtenir de lui un grognement. Bientôt, il retira son bras, se secoua comme un barbet qui sort de l’eau et se dressa sur son séant, raide comme un piquet en me regardant et se frottant les yeux comme s’il ne se rappelait pas du tout comment je me trouvais là, bien qu’un vague souvenir de m’avoir déjà vu parût lentement poindre en lui. Cependant, n’ayant plus d’inquiétudes sérieuses et désireux d’observer de près une aussi singulière créature, je restais à le regarder sans rien dire. Quand enfin il parut s’être fait une opinion sur la présence de son compagnon de lit, il sauta à terre et, par ses gestes et son baragouinage, me donna à entendre que, si je voulais bien, il allait s’habiller d’abord, pour me permettre de m’habiller ensuite, avec toute la chambre à ma disposition. « Voici, Quîqueg, pensai-je, une proposition des plus civilisées ; on a beau dire, ces sauvages ont un sens inné de la délicatesse ; c’est merveilleux comme ils sont essentiellement polis. » Quîqueg méritait bien ce compliment, puisqu’il me traitait avec tant de civilité et de considération, tandis que je me rendais coupable d’une grande grossièreté, en ne le quittant pas des yeux et suivant toutes les phases de sa toilette ; sur le moment, la curiosité l’emporta sur ma bonne éducation. N’empêche qu’on ne voit pas tous les jours un homme comme Quîqueg ; lui et ses façons valaient bien qu’on les regardât de façon inusitée.

Il commença à s’habiller par le haut en mettant son chapeau de castor et puis, toujours en pans volants, il s’empara de ses bottes. Pourquoi diantre ! Il procédait ainsi, je ne saurais le dire, mais sa manœuvre suivante fut de s’aplatir sous le lit, bottes en mains et chapeau sur la tête. Alors, je l’entendis souffler et peiner si violemment que j’en conclus qu’il travaillait à se chausser ; encore que je ne connaissais aucune règle de savoir vivre exigeant qu’un homme s’isole pour enfiler ses bottes. Mais Quîqueg, voyez-vous, était un être à l’état de chrysalide, ni chenille ni papillon. Il était juste assez civilisé pour montrer son exotisme de la façon la plus étrange. Son éducation n’était pas encore complète. Il en était aux rudiments. S’il n’eût été civilisé à un certain degré, il n’aurait fort probablement pas porté de bottes ; mais, par contre, s’il n’eût été encore un sauvage, il n’aurait pas songé à se mettre sous le lit pour les chausser. À la fin, il surgit, son chapeau tout cabossé et renfoncé sur les yeux et boitillant parmi la chambre, comme si, n’étant pas très accoutumé aux chaussures, les siennes, en peau de vache humide et racornies, — probablement pas faites non plus sur mesure, — l’eussent un peu serré et tourmenté à ses premiers pas dans le matin glacial.

M’avisant alors qu’il n’y avait pas de rideaux à la fenêtre et que la rue étant très étroite on voyait la maison d’en face tout ce qui se passait dans la chambre, et constatant de plus en plus le spectacle peu décent qu’offrait Quîqueg, à se promener avec un minimum de vêtements autres que son chapeau et ses bottes, je le suppliai d’accélérer un peu sa toilette et surtout de passer son pantalon au plus vite. Il obéit, puis se mit en devoir de se laver. À cette heure matinale, un chrétien se serait débarbouillé la figure ; mais Quîqueg, à ma stupéfaction, se contenta d’ablutions restreintes à sa poitrine, à ses bras et à ses mains. Il passa ensuite son gilet et prenant sur la table du milieu qui servait de lavabo un morceau de savon blanc, il plongea dans l’eau et se mit à se savonner la figure. Je m’attendais à le voir tirer son rasoir de son sac quand, miséricorde, le voilà qui prend le harpon dans le coin, au chevet du lit, enlève de sa douille le long manche en bois, sort la lame du fourreau, la repasse un peu sur sa semelle, et,