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LE CRAPOUILLOT

que j’en ai d’avoir peur de lui. Mieux vaut dormir avec un cannibale de sang-froid qu’avec un chrétien ivre. »

— Patron, repris-je, dites-lui de rengainer son tomahawk, ou sa pipe, ou son je ne sais quoi, bref, dites-lui de cesser de fumer, et je me coucherai avec lui. Mais je n’aime pas d’avoir un homme qui fume au lit avec moi. C’est dangereux et, de plus, je ne suis pas assuré.

Ma requête transmise à Quîqueg, il obéit aussitôt, et derechef m’invita poliment à me mettre au lit, se reculant d’un côté pour me dire : Je ne te toucherai même pas du bout du pied.

— Bonne nuit, patron, dis-je, vous pouvez aller.

Je me couchai et je n’ai jamais mieux dormi de ma vie.

En me réveillant le lendemain matin au jour, je vis que Quîqueg avait passé son bras sur moi et me tenait de la manière la plus tendre et affectueuse. Le couvre-lit était fait de pièces rapportées, un bizarre assemblage d’une multitude de petits carrés et losanges de couleurs, et ce bras entièrement tatoué d’un interminable dessin en labyrinthe de Crète, où il n’y avait pas deux endroits de la même teinte (ce qui provenait, je suppose, de ce qu’en mer il tenait son bras exposé indifféremment à l’ombre et au soleil, ses manches de chemise plus ou moins relevées chaque fois), ce bras, dis-je, ressemblait tout à fait à une bande du couvre-lit susdit. De fait, quand je m’éveillai, voyant le bras étalé dessus en partie, je ne le distinguai pas de la couverture, tant leurs teintes se confondaient ; et ce fut seulement par la sensation de poids et de pression que je sus que Quîqueg me tenait.

Mes impressions étaient étranges. Pour essayer de les faire comprendre, je vais évoquer une aventure semblable qui m’arriva quand j’étais enfant ; si ce fut une réalité ou un rêve, je n’ai jamais pu l’établir tout à fait. Voici cette aventure : J’avais commis un méfait quelconque, — j’avais entrepris, je pense, de grimper dans la cheminée, comme je l’avais vu faire quelques jours plus tôt à un petit ramoneur, et ma belle-mère qui, de façon ou d’autre, était tout le temps à me fouetter ou à m’envoyer me coucher sans souper, — ma belle-mère, donc, me tira par les jambes hors de la cheminée et m’envoya me coucher, bien qu’il ne fût que deux heures de l’après-midi, un 21 juin, le jour le plus long de l’année dans notre hémisphère. C’était pour moi une perspective abominable. Mais il n’y avait pas de recours ; aussi je grimpai à ma petite chambre du troisième étage, me déshabillai le plus lentement possible pour tuer le temps, et avec un profond soupir me mis entre les draps.


Le pont d’un baleinier américain contemporain de « Moby Dick »

Je restai là, très malheureux, à calculer que seize heures entières s’écouleraient avant que je pusse espérer la résurrection. Seize heures au lit ! j’en avais mal dans le creux du dos. Et avec cela, il faisait tellement clair : le soleil brillait à la fenêtre, j’entendais les voitures passer dans la rue et un bruit de voix joyeuses emplissait la maison. À la fin, n’y pouvant plus tenir, je me levai, m’habillai en descendant en tapinois, allai trouver ma belle-mère, et me jetai soudainement à ses pieds, la suppliant en grâce de me donner une bonne fessée pour mon escapade, tout plutôt que de me condamner à rester au lit un laps de temps aussi intolérable. Mais ma belle-mère ne connaissait que son devoir ; elle se montra inflexible, et il me fallut regagner ma chambre. Durant plusieurs heures je restai là, tout éveillé, me sentant beaucoup plus malheureux que je n’ai jamais été depuis ; même dans mes plus grandes adversités ultérieures. À la fin, je tombai dans un sommeil troublé de cauchemars et, m’en étant réveillé lentement, — à demi plongé dans mes rêves, — j’ouvris les yeux. La chambre, précédemment éclairée, était à cette heure enveloppée de ténèbres. À l’instant je sentis une secousse me parcourir tout l’être ; je ne voyais rien, je n’entendais rien ; mais une main surnaturelle semblait placée dans la mienne. Mon bras reposait sur le couvre-lit, et le fantôme inconnu, invisible et muet, à qui la main appartenait, semblait assis auprès de mon chevet. Pendant ce qui me parut des siècles, je restai là glacé de la plus affreuse terreur, n’osant retirer ma main ; mais sans cesser de me dire que si je pouvais seulement la remuer d’un pouce, l’affreux sortilège serait brisé. J’ignore comme je finis par me rendormir ; mais en m’éveillant le matin, je frissonnais au souvenir de cette aventure. Durant des